La Sentinelle lacustre

Maman, 7 juin 1960[1]. Née à Fribourg dans un couvent pour «filles-mère», élevée par les poissons dont elle envahissait la baignoire petite (brochets, perches et perchettes, ce qui passait (encore) sous la canne à pêche quoi) et les lapins qu’elle soignait et puis qu’elle a appris à tuer, préparer, cuisiner. Par ses grands-parents aussi: Suzanne[2] et Pierre[3]. Maman, c’est aussi (et même avant d’être ma maman) Gabrielle. Un prénom d’ange pour un cœur en diamant brut[4].

Lorsqu’on s’est décidées sur la thématique «Neuchâtel», deux choses me sont venues à l’esprit: mon amour pour les patois et en particulier celui de ma mère, savant mélange de forêts de sapin jurassiennes et de promenade neuchâteloises le long du lac, de gros cailloux en gros cailloux et de bise en coup du Joran. Un jour, elle m’a sorti une phrase de six mots et quelques. J’en n’ai pas capté trois. Encore dernièrement, on arrive «en ville»[5]  et elle me sort un sympathique J’me réjouis de v’nir beuyer en ville une fois quand j’aurai le temps. BEUYER?

Un bijoux ce mot. Elle me l’explique: C’est quand tu flânes, que tu regardes les choses sans vraiment regarder, un peu comme du lèche vitrine, tu regardes, tu te balades. Chose intéressante et qui m’a mis sur une piste relationnelle si l’on peut dire[6], seule Romane[7], jurassienne, a compris ce mot. Les neuchâteloises à qui j’en ai parlé n’en avait aucune idée. Romane appuyait d’ailleurs particulièrement sur l’action du regard dans le fait de beuyer, ce avec quoi maman était bien d’accord. 

On peut beuyer en marchant, mais tout aussi bien assise à la fenêtre, le regard sondant le vide et ses plénitudes. J’ai ensuite prêté attention à d’autres mots, et j’ai remarqué deux choses. D’un, les neuchâteloises que je connais ne sont plus investies d’un vocabulaire patoisant; au contraire, les jurassiennes semblent le mobiliser quotidiennement. De deux, que les pâtois jurassien et neuchâtelois s’entremêlent, s’entrinspirent et ne peuvent pas être considérés comme des ensembles fondamentalement différents l’un de l’autre.[8] Bon, pis ma grand-maman à moi était jurassienne aussi, p’têt que ma daronne a ça dans le sang ou qu’elle a capté des mots pendant son école ménagère[9] «rurale» à Courtemelon.

Il faudra que j’écrive un texte complet là-dessus un jour. Je te promets de le faire. Sur le patois. Sur sa survivance étonnante à certains endroits malgré l’imposition du français, langue érigée en indispensable noblesse, aux dépends de l’Occitan, des langues d’Oc et d’Oïl et de ces patois dédaignés de l’aristocratie et de l’administration depuis des siècles… Mais c’est un autre projet. Retour à Manman.

Maman-Gabrielle, c’est quelqu’une que j’aime et que j’admire beaucoup. C’est aussi une âme qui a beaucoup voyagé plus jeune. À dix-sept ans, elle quitte ses perchettes humaines et lacustres. Un mot d’autorisation du grand-père en poche elle suit cette soif de découverte et de voyage commune à toute âme mais incarnée de manière unique avec chaque corps-habitation. Sa direction à elle? Le Japon d’abord, puis la Chine. Et ensuite ce seront le Pérou et la Bolivie avec une amie de l’école d’infirmière…

«Mon grand-père il a écrit une lettre de décharge, et j’ai appris après qu’ils avaient la carte du Japon sur la table de la salle à manger. Parce qu’il n’y avait pas Whatsapp et tout, alors ils suivaient par les lettres que j’envoyais mon voyage, et me répondaient.»

Mais Maman-Gabrielle, elle est toujours revenue. Toujours à Neuchâtel. Son parcours est celui d’une neuchâteloise. Quels autres souvenirs a-t-elle à partager? Quel lien entretient-elle aujourd’hui avec les lieux de son enfance? Assises à la table de la cuisine avec un café-poussière[10], nous remontons le fil de sa mémoire et elle m’amène soixante, cinquante-cinq, trente ans en arrière au gré des évocations. Et ce souvenir qui me plaît tant:

«Ma grand-mère avait des chambres, elle faisait à manger pour quinze, vingt, et je me souviens d’être à table avec les saisonniers italiens dont notamment les Rossetti. On mangeait la soupe. J’ai passé des heures à les observer, à faire la molte[11] pour eux.» Je l’imagine entourée d’ouvriers affamés par leur activité, eux qui riaient avec elle, elle les voyant aller et venir au gré des horaires de labeur…  et heureux d’avoir à leur table une petite fille farouche et libre, audacieuse, surtout jamais loin d’elle-même. Leur rappelait-elle des enfants laissées dans le pays d’origine? 

La présence d’une enfant est toujours source de remous. Et Maman-Gabrielle était une pro là-n’dans. Dans la création de remous. Outre les poissons qu’elle ramenait invariablement et qui colonisaient la baignoire, son caractère à la fois secret et affirmé faisait d’elle une révolution en puissance. Un jour, elle avait rallié ses camarades de primaire afin de manifester contre des travaux. Lors du remodelage des rives de Neuchâtel, ses petites mains de dix ans et quelques avaient même glissé du gravier dans les réservoirs des machines afin d’enrayer le projet. 

«Je me rappelle des travaux… C’était kèkchose… Comme c’était le lac, à des places restaient des immenses gouilles d’eau, et il y avait des poissons prisonniers là-dedans. Je me rappelle qu’en hiver, avec une équipe – c’est de nouveau moi qui avait inventé ça – on allait avec des seaux et on pataugeait dans l’eau pour aller les remettre au lac. Et moi j’en ramenais quelques-uns dans la baignoire. Imagine comme ma grand-mère et mon entourage était aimant ! Je squattais la baignoire de tout le monde, pendant des semaines, et je me rappelle qu’on n’arrivait presque plus à enlever le bouchon lorsqu’il fallait la vider…»

«Avant, c’était très segmenté. On voit maintenant que tout est relié. On allait en ville pour des achats précis. Aux Armourins, on cherchait «un peu de tout.» Mäder et Schneitter existait déjà mais d’autres petits magasins ont disparu. Et puis il y avait les voitures en ville! Aux rues du Seyon, des Moulins…»

Elle continue. De son (autre) élevage gargantuesque de cochons d’Inde[12], elle passe aux gerles dans lesquelles les vigneronnes d’Auvernier transportaient le raisin et se souvient de son tout jeune père qui l’emmenait sur ses genoux à moto[13] jusqu’en ville

«Je me souviens des vendanges, quand on les préparait et que les vignerons sortaient les gerles de manière étudiée autour des fontaines du village et qu’ils les arrosaient avec l’eau des fontaines pour que le bois gonfle… il y avait toutes ces odeurs de bois, de marc… Et puis il y avait les vieux pêcheurs, en voie de disparition… d’ailleurs depuis le remaniement du bord du lac, leurs chalets ont été détruits… Ces vieux chalets en bois avec les filets étendus, j’ai vu la fin de ça. Il y avait Mme Perrenoud, qui venait à la fontaine tous les jours, une seille en acier remplie de poissons qu’elle venait écailler. J’ai vraiment eu la fin de cette époque, juste assez pour me souvenir de deux trois choses encore.»

Tendre, aimée lecteurice… cette lecture touche à sa fin. J’espère que, si tu es de la toute fin du vingtième, ou du début du vingt-et-unième siècle, tu as découvert une partie de Neuchâtel que tu ne connaissais pas. Que des images sont nées en toi. Et pour toi qui a connu cette Neuchâtel-là, celle des années 1960-1980, j’espère qu’une douce et apaisante nostalgie s’est installée. Que les souvenirs enfouis ont revécus un peu.

Merci Maman-Sentinelle, 
Maman-Gabrielle 
Maman-Perchette. 
Pour ta confiance immense en une fille qui n’aurait jamais pu espérer une meilleure guide dans cette vie.


[1] presque le 6.6.60 «Ah oui, j’ai eu chaud aux fesses» dit-elle en riant. Pour un bébé dont la première maison fut celle de nonnes, ç’aurait été bien ironique. Mais le chiffre ne fait pas le moine, pas plus que l’habit, et puis elle a été baptisée deux fois histoire que les adultes soient bien rassurées quant à son sort post-mortem.
[2] À propos de Suzanne, elle me dit: «Elle enseignait aussi. Mais une femme qui travaillait, à partir du moment où elle était mariée devait arrêter. Donc tu choisissais entre te marier et travailler, et comme à cette époque c’était très mal vu d’avoir de relations intimes hors mariage, tu finissais par te marier et perdre ton job. Elle avait des élèves qui venaient souvent lui rendre visite. Beaucoup étaient pauvres et Suzanne n’était pas qu’une enseignante. Elle s’occupait d’elleux, les épouillait et les coiffait. C’était la maman-guenon et ses élèves l’aimaient beaucoup.»
[3] «C’était l’instit’ du village. Tu sais, c’était quelqu’un l’instit’ à ce moment-là.»
[4] pas brute même si on peut parfois la prendre pour une décoffreuse aussi
[5] c’est bien une phrase d’excentré ça
[6] peut-être que ça fait pas sens sans explication: pour Patrick Chamoiseau et Edouard Glissant dont je me sens très très proche en terme de philosophie et d’approche de l’humain, on pourrait dire que «Tout n’est que relation». La piste dont je parle est donc relationnelle parce qu’elle met en lien deux espaces et des temporalités actuelles et passées. J’espère que c’est un chouïa plus clair.  
[7] Mon amour de ma vie à la plume sensible et sensée (à lire en p. 2)
[8] Je dis ça sans être linguiste hein, sur la base de mes observations personnelles.
[9] Qui bien sûr imposait un uniforme dont elle se souvient mal, si ce n’est le serre-tête 
[10] C’est le petit nom des café soluble à la maison.
[11] Le ciment!
[12] «J’en ai eu une centaine au final quand même, en liberté dans le jardin. Là aussi j’ai eu de la chance, même les voisins se sont dits Bon, ben c’est les cochons à Gabrielle. Je leur construisait des maisons…» À mon étonnement (Mais ils ont pas fini par envahir tout le village?!) un très pragmatique commentaire...
[13] Sans casques, cela va sans dire!

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Comments

  • Hofstetter

    02/08/2023 at 17h54
    Reply

    Tu es brillante

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J’ai retrouvé sans peine l’endroit de nos haltes, tant il demeure inscrit au plus profond de ma mémoire. Je crois que je pourrais fermer les yeux et, sans même tâtonner, m’y diriger tout droit.

Raphaël Aubert, Sous les arbres et au bord du fleuve & autres récits. 2021.

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