Le Jardin-Paradis des Senteurs

Certaines d’entre vous avez déjà arpenté ces serres pleines de plantons de verveine, menthe, vertes d’aloe piquantes et zébrées-violacées par la présence de fleurs ou la fertilité d’une méditation. Juché-caché, le Jardin des Senteurs n’est pas un paradis perdu. Un paradis en voie de disparition, peut-être, mais ce n’est pas cela que Rebecca et Jordi souhaitent voir-montrer, pas cela que j’ai choisi d’écrire-offrir. Après tout, que pourrions-nous bien faire de plus de désespoir? C’est de joie et de travail qu’il est question, de lumière et d’amour pour ce lieu qui se dévoile comme un refuge ancestral et à-venir, terrain de rêve ancré dans un réel à respecter. 

Mes plantes préférées portent le nom de Jordi et Rebecca.[1] Dans cet environnement foisonnant d’une vie successivement timide, expansive puis en ermitage, les deux se démarquent par leur force-douceur; des bras volontaires, des jambes bien ancrées et deux cœurs tendrement liés. C’est donc en couple que Rebecca et Jordi ont repris la main du Jardin des Senteurs début août, après que quatre générations de la famille Détraz se sont succédées à sa culture. Attablées sous l’ombre verdoyante et totalement insolente pour nos ciels en surchauffe, nous discutons. Dans les yeux de ces amis que j’aime tant, j’entre. Récolter-raconter. Pourquoi, comment est-ce qu’on en vient à reprendre un jardin d’horticulture? Quelles senteurs se dégagent de cet espace? Parce qu’il n’y a pas d’exercice plus difficile, plus beau et engageant que celui-ci, j’écoute, reçois, transmets. Ici, nous commençons par le début, c’est-à-dire par l’avant

Jordi, l’uni, ça ne lui plaisait pas tant. Enfin, ce n’était pas l’université en elle-même, non, ça «ç’a été et reste l’une des plus belles périodes de ma vie», dit-il. «Mais avec l’économie et la comm’ j’avais l’impression de me destiner à un travail de bureau et ça ne me motivait pas.» Pendant le confinement[2], il crée un jardin potager chez ses parents. Suivra un stage à Gampelen, entre champs et magasin, et l’envie d’un apprentissage bourgeonne. «Un jour, je devais retrouver Rebecca et me suis mis en tête de marcher un bout – je ne sais pas pourquoi j’ai fait ça, il pleuvait si fort ce jour-là! En arrivant à la hauteur du Jardin j’ai remarqué le figuier, lu quelques infos. En août de cette même année j’ai commencé mon apprentissage en tant qu’horticulteur-floriculteur. Il faut dire que sans Rebecca, l’idée de la reprise du Jardin ne serait pas née.» il précise. Si, parce que Rebecca, elle a toujours voulu quelque chose comme ça. 

Genevoise, elle a adopté Neuchâtel dès son Bachelor en bio-ethno et la cité du Chasselas lui a ouvert ses rives également. «Je me suis retrouvée ici. Mon image de Neuchâtel est celle d’une ville où les gens se tutoient et se connaissent…» Après le Bachelor, elle passe six mois à la ferme Le Chanteur du Chasseral, puis entame un Master en agronomie. «Je m’intéresse au lien entre homme et environnement, même sans origines agricoles. J’ai grandi à la campagne, au rythme de l’évolution des cultures, ça m’a toujours beaucoup touchée, et puis ma mère nous amenait en nature, nous montrait de petites coccinelles et ça m’a marqué, m’a appris à aimer la nature et l’agriculture.» Pour elle, le déclic, c’est ce stage à la ferme, rêve de longue date pourtant pas facile à atteindre. «C’était extraordinaire mais au début, ils étaient un peu réticents à m’engager, se disant que je venais de l’uni. Je me souviendrai toujours de ce que Sonia m’avait dit Tu sais, c’est du bio, on n’est pas en train de ramasser des pâquerettes, ce n’est pas ce que le monde s’imagine. J’ai persévéré, c’était très très dur, jusqu’à septante heures de travail par semaine parce que les animaux sont là et ne peuvent pas attendre sur nos envies.» Saisissant à pleine main la réalité d’un travail difficile, elle ne déchante pas. «Travailler la terre, faire pousser des choses et avoir un contact avec le client qui soit positif, pour moi ça fait sens. J’ai pu comprendre que c’était vraiment ça que je voulais faire et la passion de Sonia, qui m’a offert un modèle de femme agricultrice accomplie a été une motivation incroyable.» 

Ainsi bien moins perdu que trouvé, le Jardin-Paradis des Senteurs a de beaux jours devant lui. Mais quel est-il, vraiment? Un espace d’horticulture en premier lieu, c’est clair, d’échange aussi. «J’adore le côté relationnel, surtout dans des endroits magnifiques comme celui-ci. On a les mêmes produits mais il n’y a rien de comparable avec un Garden Center.» confie Jordi, un sourire-fierté à l’œil. Et Rebecca d’enchérir «Et on est tellement contentes quand on voit des gens arriver! Ce que j’aime c’est qu’il y a des personnes qui ne connaissent rien du tout et posent des questions alors que d’autres sont très pointues, expliquent telle recette de sauce ou telle utilisation d’une plante pour la circulation sanguine… J’ai déjà tant appris… Et puis beaucoup pensaient que le jardin allait s’arrêter avec le départ de Philippe à la retraite, donc on reçoit beaucoup d’encouragements de leur part. C’est bourré d’espoir finalement.» 

D’espoir, oui, parce qu’il nous en faut, après cette tornade destructrice dont j’incorpore, inquiète, la nouvelle, en même temps que les images d’innombrables feux partout en Europe.[3] Et je sais que mes deux compagnons ne sont pas étrangères à ces effrois. Tristement devins sous le ciel de juillet, iels se confient «On y pense tout le temps. Les orages très violents vont casser beaucoup de choses, du matériel aux plantes. Et la sécheresse est un gros problème, sans eau, ça sera impossible, mais on sait que tout ça est là et on aimerait améliorer le jardin en ce sens aussi, de manière à garder l’eau par exemple.» Aujourd’hui, la source achetée pour 1 fr. par un ancêtre de Philippe Détraz ne coule plus. C’est les mains amères que je vous écris tout cela. Mais on ne creuse pas dans le réel sans parler de sa dureté. Heureusement que ces deux sont là, inspirantes créatures impliquées à un niveau bien plus concret que ne le sont nos politiques climatiques.

Comment clore, alors, quand il n’y a pas de point à ce dont nous discutons, pas de final à poser sur ce lien d’interdépendance entre coccinelles-mangeuses-de-pucerons et mes deux âmes-mies entre qui «la confiance est immense»? En affirmant, justement, que cette aventure-entreprise débute. Qu’elle n’attend que vous, vos amies et vos enfants afin de leur faire rencontrer l’essentiel vivant que nous portons en nous autant qu’il nous accueille depuis toujours. Alors, allez-y, partez rêvasser sous les serres humides, observer menthes, verveine et humer les jasmins. Dites à Rebecca et Jordi la beauté de leurs envies et achetez-leur de quoi vous nourrir la panse comme le cœur. Car c’est dans un morceau d’absolu, là-bas, que vous entrerez chaque fois.


[1] Elleux-mêmes se verraient bien en Jonsterdi et en Vervecca – une savante pollinisation croisée de chacune avec leurs plantes préférées. 
[2] Un moment tellement historique aujourd’hui qu’apparemment on n’a même plus besoin de parler de sa cause
[3] La renommée «Forteresse Europe» dans les milieux occupés par les migrations et particulièrement l’asile, aux murs desquels les convulsions brûlantes ou aquatiques ne s’arrêtent pas. 

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J’ai retrouvé sans peine l’endroit de nos haltes, tant il demeure inscrit au plus profond de ma mémoire. Je crois que je pourrais fermer les yeux et, sans même tâtonner, m’y diriger tout droit.

Raphaël Aubert, Sous les arbres et au bord du fleuve & autres récits. 2021.

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