Le temps ne recule pas. C’est l’impression qu’il donne. L’effet qu’il fait aux corps. C’est comme il est. Souvent j’ai peur. Des jours qui passent, des rides qui tracent, des os qui cassent. J’ai peur pour les autres, enfin pour moi. Pour moi de perdre les autres. C’est égoïste peut-être. Est-ce que les autres aussi ont peur? Le temps ne recule pas, il avance et emporte les êtres et les années avec lui. Il y en aura d’autres, des années. C’est beau de grandir, beau de vieillir, beau de vivre, parfois, pour nous, ici, mais si je pose mes yeux sur le passé j’ai le sentiment qu’il n’attend pas que je m’y habitue.
Les premières tranches de vie sont excitantes, elles rendent curieuse. «Comme ça va vite» on dit quand on voit une ado qu’on a connue enfant. «Déjà? C’est fou!» quand sa mère nous dit qu’elle va avoir seize ans. C’est le sprint encore sympa de la vie. Et puis elle a 28 ans, fini l’adolescence, c’est elle qui dit «comme ça va vite» quand elle voit les jeunes filles qu’elle a connues bébés. Le temps ne fait pas peur. C’est sa direction et sa vitesse qui m’effraient. Comment on se débarrasse de cette peur? Comment la dompter, l’accepter?
Le temps ne recule pas, il progresse. Et pourtant le survol de l’état du monde semble dire qu’il fait régresser les vivants parfois. Pas dans la science ou la technologie, non, dans ce qu’il y a de plus humain, leurs relations sociales, leurs émotions. Je ne sais pas comment est l’après, mais je vois qu’aujourd’hui n’est pas mieux qu’hier.
Souvent j’ai peur, cachée derrière mes privilèges. Plus peur que celle qui a perdu, qui a dit adieu un peu trop tard? Ma peur, d’où elle vient, est incomparable à la leur. Le privilège de me questionner. Toutes ces questions, c’est que ma vie n’est pas en danger au moment où je te parle. Femme, suisse, blanche, jamais privée. Le privilège de mon statut m’autorise-t-il même à la ressentir, à la formuler, à la partager ici?
J’aimerais pouvoir dire à chaque instant que je n’ai pas peur, répéter que la vie est longue et qu’on a le temps. Notre temps est différent. C’est ça qui fait la peur. C’est aussi ça qui fait la vie. Qui la rend précieuse. Pas le temps de prévoir, d’anticiper. Juste voir, constater un peu trop tard. Alors j’ai peur parce que j’ai le temps d’aimer.
Ma peur est différente peut-être? Elle n’est pas dans l’urgence, elle n’a pas d’immédiat. Alors j’ai le temps dans la peur. La peur dans le temps. C’est réel? Ma peur concerne aussi la mort, c’est vrai, mais d’ici elle n’est pas tragique. Alors oui, peut-être que la perspective du temps est la variable qui rend nos peurs différentes parce que j’y ai droit. Les deux existent, sous le même mot. La nommer autrement? Laquelle? Le mot est-il assez fort pour elles? Assez faible pour moi? Comment est-ce qu’on mesure la peur? Je la nourris. Elles la vivent.
Je réalise que ma peur a quelque chose de beau, le souci de la perte. C’est peut-être la peur de celles qui ont déjà perdu et qui la vivent qui crée la mienne. Ma peur existe à travers la leur. Alors c’est encore nous qui bénéficions du malheur des autres. Merde. Et pourtant grâce à elles je réalise que ma peur est belle finalement. Et c’est terrible. Y a-t-il un contraire aux dommages collatéraux? Les bienfaits collatéraux? Indirectement nés de la peur et la peine des autres? Ce n’est pas ce que j’imaginais dans les relations sociales d’aujourd’hui. Je ne veux pas de cette relation. Je veux des vies et des peurs égales, des belles peurs, mais je ne veux pas des leurs, je leur souhaite les miennes. Dans leur temps il n’y a que la seconde au présent, le mien est futur, incertain. Il a le luxe de revivre le passé, de le projeter vers l’avant. Dans mon temps à moi il y a le temps de la parenthèse, un espace pour penser, constater, rêver un peu.
J’ai toujours peur, mais maintenant je sais que ma peur est belle.