1
J’aime perdre mon temps dans les files d’attente. L’un des derniers endroits où l’on est forcées à cette activité que l’on croit improductive. Mon regard cherche à se perdre dans les poches des gens qui me précèdent lorsqu’elles sont larges et ouvertes, ou alors ce sont dans leurs sacs, sur l’écran de leurs téléphones, dans l’air où volent leurs discussions presqu’insaisissables au milieu des bips incessants. J’imagine des visages à celles et ceux qui me tournent le dos, un air renfrogné ou passif sur les personnes qui appliquent plus ou moins bien le proverbe préféré de ma mère, Patience est mère de vertu. À partir du contenu des caddies et sans observer les personnes qui les vident sur le tapis roulant, j’essaie de déduire une identité et ses plaisirs, addictions, valeurs, obligations, activités. Et aujourd’hui est un jour banal de plus, j’attends en me gorgeant de toute cette banalité humaine, aussi passionnante qu’ennuyante, ravageuse et créative. Personne ne sort du lot. Ni l’ancêtre au long manteau vert, ou beige, délavé – le manteau, pas l’ancêtre – devant moi, ni le daron qui vient de payer et tente de rattraper le temps perdu – ou de fuir la honte de n’être pas assez rapide après ce moment de répit – par des gestes robotiques allant du tas de courses au sac en toile de jute, ni moi.
C’est à mon tour de vider mon sac. Quand je vois un sac en toile de jute je me sens comme une ado et j’ai envie d’aller chercher mon vibro. J’imagine que je lance ça à la caissière, et ça me fait marrer intérieurement. De l’extérieur, on me voit observer mes courses d’indispensables pour le mois – un panier plein à craquer de banalités, donc. Céréales bio, tisanes de thym, sauge et anis, légumes de saison (c’est-à-dire des carottes, une rave, des poireaux, du chou et des patates, c’est l’hiver en Europe de l’Ouest). Un bocal d’oignons frits, un duo de steaks véganes à décongeler le soir qui me verra flemmarde et désabusée.
– Banal à en pleurer! me dis-je tout bas avec un sourire de tendresse à mon égard alors que je vois défiler le contenu sur le fond noir où passent et repassent des milliers de bactéries inconnues. Mais une rondeur dont la teinte, indécise entre le rouge et le rose, fait suite à ces produits soigneusement choisis. Je ne me retourne même pas. Mon bras s’allonge pour chercher la frontière en plastique que l’on utilise entre consommateurices lorsqu’il s’agit de marquer les territoires des denrées qui seront bientôt nos propriétés.
– Pas de rubis pour l’artiste au panier triste ?
Une voix taquine vibre, longeant ma colonne vertébrale. Un frisson de contentement me traverse. Je remercie le ciel de m’avoir laissé un tympan fonctionnel et me retourne.
– J’ai dit banal, pas triste.
Son air amusé comme une fleur dans la neige. C’est un bel être, emballé dans un long manteau coloré. Son regard est à demi caché par une boucle sombre qui lui tombe jusqu’au milieu du visage dont l’autre moitié disparaît presqu’entièrement sous une large écharpe en laine. Un éclair d’intelligence parcourt sa présence. Je repense à mon vibro. Puis l’idée de nos bouches rassemblées en un baiser expérimental nous menant à une baise spontanée sur le tapis noir de la caisse du magasin me gonfle littéralement de désir. On est « en société », et il paraît que la civilisation demande que ce genre de choses se fassent dans « les lieux pour ça », donc le scénario me poursuit, évidemment.
– La banalité n’est-elle pas triste lorsqu’elle se meut en habitude..?
– L’habitude consciente n’est pas laide.
– La laideur serait triste?
Ça y est, on s’est piquées. Je sens mon cerveau toquer contre mon clitoris. Tous deux cherchent les premiers pas de la chorégraphie du désir.
– Mademoiselle?! Bonjour!
Oui, je l’ai entendue, la voix de la caissière. Je l’ai entendue mais n’en ai rien à faire. Décidée à affirmer le jeu qui se déploie entre nous, j’ose un premier contact, colle le fruit à l’écorce dure contre sa poitrine, m’approche de son oreille, et chuchote
– C’est tristement banal, les rubis. Je préfère que vous m’offriez un peu de votre temps.
Le sourire de défi qui plissait ses yeux jusqu’alors s’éteint. Il prend un air grave qui m’aurait interpelée si je n’avais compris qu’à présent, chacun des pas de l’autre marque pour chacune comme les secondes avant un lever de rideau. Portant la main à sa poitrine lui aussi, serrant le fruit le plus symbolique que je connaisse et ma propre main, il acquiesce. C’est le premier contact de nos peaux nues. Je crois que Tesla a inventé l’électricité avec une amante.
– Hey! Vous voyez pas qu’il y a foule?! C’est quoi votre problème?!
Soupirs et reproches fusent de toute la longueur de la file. Tellement banal… Je paie et m’en vais attendre encore une fois à la sortie du magasin.
2
Un peu du Male tears du collectif Vins et Volailles s’émeut dans ma bouche en un délice vivace. J’avale ma gorgée en observant sa nuque dégagée où se meuvent deux muscles secs lorsqu’il se penche sur l’une des casseroles. Un grain de beauté trône pile au milieu, là où semble s’achever sa colonne vertébrale. Mon désir se tend à nouveau et je me lève afin de m’appuyer contre le plan de travail, mon verre à la main.
– La laideur n’est pas triste. Nous la regardons avec tristesse parce qu’elle nous renvoie à ce manque éternel de Beau dans le monde et puisque sommes paumées dans une recherche éperdue de la joie qu’il procure, nous fuyons la laideur dès qu’elle nous fait voir son ombre et la considérons comme quelque chose de triste qui nous soit arrivé de vivre ou de voir.
– Mais elle peut être belle lorsqu’elle est regardée pour elle-même. dit-il en essuyant les quelques gouttes de vapeur venues se coller contre son menton.
– Exactement. I guess.
– Une chose laide peut donc être belle et laide à la fois? Paradoxe.
– Le sexe n’est-il pas un exemple de cette contradiction?
– Le sexe? Comment ça?
– Pleinement occupées à nous faire l’amour, nous oublions notre visage, notre air idiot à l’orgasme, notre…
– Nous?
– Nous les humains.
– Et nous aussi tu crois?
– Nous aussi.
– Nous serions donc laides? Moi peut-être, je vous crois si vous le dites…. mais vous? Non, vraiment, je ne vois pas comment.
– Ne faites pas semblant de ne pas comprendre.
Il comprend très bien, et s’amuse doucement. Tant mieux, moi aussi. Je fais glisser un peu de larmes orangées entre ses lèvres. Nos yeux crépitent d’un feu totalement déraisonnable pour deux inconnues qui en savent si peu l’une sur l’autre. Une fois encore, nous n’avons que faire de ces conventions, je le vois bien, je le sens bien chez lui aussi, ce dédain pour les politesses superficielles… et puis, je suis littéralement absorbée par la trajectoire d’un mince filet pétillant perlant à la commissure d’une lèvre, prêt à glisser dans son cou. Il baisse le feu. La sauce bouillante, on la gardera pour plus tard. Ils ont d’autres saveurs, les jus auxquels nous voulons goûter à présent. À commencer par ce sillon de vin qui coule de mes lèvres à mon cou et qu’il vient cueillir juste avant le rebond d’une clavicule. Prenant mon visage entre ses mains fines, approchant son front du mien jusqu’à permettre à nos chevelures de se frôler, il me souffle:
– Eh bien, montrez-moi. Comment diable pourriez-vous à un seul instant vous éloigner du Beau? C’est lui qui transpire votre parfum.
– Je me fous de ma beauté.
– Moi pas. Mais je ne cherche pas à vous tendre un miroir sur celle que vous croyez.
– Vous parlez trop.
Et il se tut, sans pour autant fermer la bouche. Sa langue brille, mouillée, les reliefs de sa bouche sont des dunes ou des vagues, je ne sais pas. Il me tend un regard douceur-tendresse, je le vois tomber sur le bout de mes seins qui se dessinent sous le tissu fin de la longue robe verte que j’ai choisie pour ce soir. Parce qu’elle glisse agréablement sur ma peau.
3
Nos membres et nos sens sont chauffés par les joutes d’esprit et de mots qui ont fait la journée. Par ces baisers rubis. On sent la précipitation, bien sûr. D’aller là où laideur et beauté n’ont pas de sens. Mais nous savons bien que les plus grandes extases aiment à se pavaner avant de nous jeter dans l’espace. On veut cheminer lentement. Nos lèvres se pressent, s’éloignent, s’arrêtent une seconde ou deux, mais ne se séparent pas. Le premier baiser entre deux amantes est toujours important. Celui-ci est trempé. Sucré. Ce sont nos mains, d’abord à paumes plaquées, qui parcourent à présent cette enveloppe encore couverte de tout ce tissu obligé aux gens « civilisés ». Je sens les siennes me serrer les côtes, les omoplates, la nuque, au rythme des vagues de son désir montant, augmentant, et sa bouche soudain, qui vient me baiser le cou avec une ardeur contenue… M’étant assise sur la table, je le serre entre mes jambes. Tout est tendu et moelleux. Je sens ma volonté se dérober sous le poids de mon désir à mesure que ses dents gambadent sur mon épaule et mordillent et réchauffent, serrant maintenant la bretelle de ma robe verte, satinée et mouillée. Mes doigts parcourent un creux, au milieu de son dos. Sentent la marque d’une cicatrice, gravissent un grain de beauté caché sous le t-shirt blanc que je lui retire, sans précipitation. La robe tombe. Ne reste bientôt que nos corps nus dans la pénombre de la cuisine. Nos habits trainent sur le sol de la cuisine, près de gouttelettes sucrées.
– J’ai envie de toi. je souffle avec mes yeux plantés dans les siens.
– Comment?
– Je te dis mon banalement beau, et tu me dis le tiens?
– Ensuite on fait un paradoxe.
– Je te veux…
Et je lui raconte un peu, ce qui vient, en l’embrassant. Il m’écoute, ses lèvres me répondent silencieusement. Il me dit, on se fait.
Depuis, on fait les courses ensemble. Parfois au lieu de partir ensemble, je sors la première et l’attends à la sortie. On sait où on va, mais comme chaque baiser-rubis, chaque orgasme-grenade mûrit par des chemins différents.