Un merveilleux tas de merde

Auprès de ma bouse, je jardine l’avenir. L’entassement d’excréments sème le trouble sur le monticule exposé plein sud. L’amas fécal murmure les secrets de l’alpe au massif du fond de vallée. 

L’odeur vivifiante de neige s’éboule dans les couloirs d’avalanche estivaux. Une troupe de niverolles alpines chante. Des dizaines de zuihk-zuihk rauques longent les falaises et annoncent le début de journée. Plusieurs passereaux en parade sifflent des sittiche-sittiche.

L’épais éclat de puanteur du pâturage grouille de grillons, de sauterelles, de bousiers et de mouches à damiers. Autant d’esthètes au service d’une matière humide et grasse. Autant de bêtes qui nettoient le toit du monde. 

Sur la prairie, la lumière de l’aube grapille les zones d’ombres, glâne la rosée des épis au lever du jour et distend ses brumes sur les hauts plateaux. Elle éclaire un instant le chrysomèle à large bordure latérale rouge orangée. Comme un crépuscule qui aurait traversé la nuit pour monter au zénith des pétales violacés de la linaire des alpes au petit matin, puis s’en aller.

Quand le soleil malaxe la bouse, le coléoptère balaie des ailes et se fourre à l’abri des ardoises du pierrier. Et si seulement je pouvais faire de même.

La croûte boueuse se solidifie au rythme de l’oppression de la chaleur. Elle forme comme un fourreau de protection, peut-être même un fourre-tout débordant qui n’attend que d’éclabousser à la moindre cassure. Elle dissimule l’amoncellement des vices antérieurs et des vertus à venir. A l’intérieur, les larves dégustent, déglutissent, lèchent ce qui n’est pas encore totalement digéré. Attendant de naître plus que des êtres vivants.

C’est un crottin de mensonges dans lequel les crasses s’entassent, s’agglutinent et forment une boue puante. J’espère qu’il n’encrasse plus davantage aujourd’hui.

Des tunnels, déjà creusés par les insectes, perforent heureusement la bouillie collante et laissent entrer le vent frais de fin d’été. L’espoir d’un peu de répit. Cette promesse du lendemain qui, si la prolifération des nouveaux barrages hydrauliques et l’aberration des parcs solaires alpins échouent, libérera les engrais d’alpage, filera dans le ruisseau des gneiss, micaschistes ou quartzites nettoyeurs pour qu’en bas l’eau potable soit.

Et si ce tas de merde n’était qu’un terreau rance et brun provoquant l’éclosion de fleurs pétillantes?

Ce ramassis de bactéries repoussantes, meilleur digestif naturel de la planète, prépare patiemment le terrain pour d’autres vies, d’autres bêtes, d’autres pétales, d’autres fibres, d’autres couleurs, d’autres chardons, d’autres chocards à bec jaune et leur cris ondulants le long des flancs de montagnes, d’autres joies simples, d’autres sauts de bonheurs, d’autres miramelles des moraines, des frimas ou alpestres.

Cette flaque dégoûtante comprend tout le dégoût de soi, toute la haine du prochain, toutes les émotions refoulées, tous les échecs métabolisés, tous les frôlements de bords de précipices, toutes les tristesses traumatiques, tous nos actes malveillants, nos manques de respect, nos blessures infligées, nos cicatrices infectées, nos pensées destructrices, nos non-dits imbéciles et toutes nos fissures que la roche colmate parfois trop froidement.

Et les petites bêtes, effrayantes pour beaucoup de personnes, celles qui se délectent de notre bouse commune, elles, ces minuscules bestioles nettoyant nos ordures les plus intimes, elles seraient les mandibules de l’espérance, les découpeurs de l’horreur, les faiseuses de beautés fleuries.

Alors, sur les sommets, l’arc-en-ciel coloré dégage le brouillard pénétrant. Il libère la diversité. Il forme les pétioles de fleurs des plus beaux jardins du monde. Des couleurs de bonheur. S’ils germent, alors la paix rayonne jusqu’en plaine et portent des noms qui suffisent à faire poésie.

Jaunes comme le genepi noir, la doronic à grandes fleurs, l’euphraise naine.

Roses et pourpres comme la nigritelle noirâtre, la silène acaule, la joubabe aranéeuse. 

Bleu comme l’eritriche nain, la gentiane de koch et printanière.

Violette ou lila comme l’aster des Alpes, la linaire des Alpes et son fidèle coléoptère orange et noir, la primevère à gorge blanche, la soldanelle des Alpes, peu guerrière mais solide au point de fleurir sous le manteau neigeux grâce à ses feuilles sombres qui captent la lumière et accélèrent la fonte ainsi que la puissante pensée du Mont Cenis qui bouge avec les éboulis en s’ancrant sur les cailloux.

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J’ai retrouvé sans peine l’endroit de nos haltes, tant il demeure inscrit au plus profond de ma mémoire. Je crois que je pourrais fermer les yeux et, sans même tâtonner, m’y diriger tout droit.

Raphaël Aubert, Sous les arbres et au bord du fleuve & autres récits. 2021.

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