Gargouillements enflammés d’en face

Si l’on me demande où je vais, je réponds au cœur de l’être, par la ruelle d’à côté où file un rayon d’enfance. Celui qui rompt les ombres des réverbères cabossés du village, colmate les fissures dans les planches de la vieille grange, éclaire l’allée des graviers imparfaitement flamboyante.

–       Tu les vois, là-bas, juste au-dessus de la rivière?

Grand-papa montre l’orée de la forêt, à côté de l’atelier. Je fixe l’obscurité, n’y vois rien de plus que les feuilles des peupliers alignés qui ondulent. Sur notre banc, je m’appuie encore un peu plus contre son épaule solide. Les grillons s’animent. Au loin, l’aboiement d’un chien s’accorde aux coucous du champ voisin de la ferme familiale. L’air est lourd. Une dernière voiture passe. Notre chat Mitzi miaule en se faufilant sous nos jambes.

–       Regarde plus attentivement, petit, elles danseront comme les étincelles folles d’un feu de camp, si tu vas au bout de ta rêverie.

Son index noir trace un rond dans le ciel bleu. Il indique un possible cap à suivre. Aujourd’hui, je m’en souviens comme de la meilleure voie navigable vers l’intérieur merveilleux. Je l’emprunte quand je sombre. Quand je m’égare, explose ou panique, fracturé, je tente de retrouver ce qui jaillit, là-bas, près du cours d’eau.

–       Quand juin arrive, elles apparaissent parfois sans crier gare, souvent juste une bestiole isolée. Mi-juillet, les braises ailées sautent et cherchent un partenaire.

Je soupire, en tapant le sol du pied droit.

–       Concentre-toi encore un peu! C’est la bonne saison, on a le temps. La nuit est claire et belle. Même si elles diminuent année après année.

Il m’entoure tendrement les épaules, me presse contre lui. J’étouffe presque. Un geste rare pour un homme qui travaille davantage qu’il ne parle. Il ne disait jamais un mot de trop ni de travers, juste ce qu’il faut, l’essentiel. Sa main calleuse frotte ma crinière blonde. Un craquement m’effraie un instant à deux pas de nous. Je me rapproche encore, guettant les illuminations. A la lisière de la forêt, les fleurs de rêve tintent, éclatent, éclairent. Je scrute davantage la nuit.

–       C’est bien, c’est bien. Tu verras, les flammèches flotteront juste au-dessus de la terre. Comme des feux d’artifices, mais plus beaux.

Soudain, comme des étoiles sautillant hors de l’eau, le ballet commence près de l’étang. Il y en a d’abord une, puis deux, la troisième suit et s’accroche aux autres. Elles forment un brasier mouvant. Bientôt, les derniers arbres du bosquet s’illuminent. Les lucioles virevoltent comme s’il s’agissait de la dernière fois. Je ris. Il me secoue de joie.

–       Je t’avais dit. Tu peux maintenant les allumer quand tu veux ou quand tu en as besoin.

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J’ai retrouvé sans peine l’endroit de nos haltes, tant il demeure inscrit au plus profond de ma mémoire. Je crois que je pourrais fermer les yeux et, sans même tâtonner, m’y diriger tout droit.

Raphaël Aubert, Sous les arbres et au bord du fleuve & autres récits. 2021.

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