Une prison pour une autre

Âmes sensibles ne pas s’abstenir.

Un frère, une sœur, un parent, une amie, une connaissance, une inconnue et puis merde, des êtres humains, comme toi et moi. Pour leurs familles qui parfois ont eu un peu plus de chance…si l’on peut encore parler de chance, c’est l’angoisse et l’impuissance. Chaque jour les échos de toute cette détresse, la terreur, la famine, l’incertitude, tout cela est inhumain. Les mots sont forts et si dérisoires quand il s’agit de décrire leurs situations, leur survie, leur emprisonnement.

À fuir leur pays qui les condamnait, ces personnes ont risqué le peu qu’il leur restait, contraintes au départ pour les raisons que nous connaissons toustes.

Échapper à une prison pour atterrir dans une autre.

Comment exprimer un sentiment qui m’est quelque part si éloigné et pourtant me saccage le cœur quand je vois d’autres en subir les conséquences directes? Suis-je légitime?

Le jeune homme qui me pousse à te conter tout ça m’est inconnu,

il est lui mais il pourrait être d’autres.

Il en rêvait, un El dorado, une destination d’espérance, une ligne d’arrivée qui marquerait la fin d’un cauchemar.

Il en rêvait, et il en avait le droit.

Pas même les réticences bienveillantes exprimées par son frère avant le départ, les pensées inquiètes, les souvenirs parfois cruels n’ont su l’en dissuader. Il en avait le droit. Celui de convoiter un ailleurs meilleur (le comparatif est incongru, malvenu), d’oser vouloir se rapprocher des siens dont il a été brutalement séparé dans un passé lointain.

Je ne l’ai jamais rencontré, ni vu, lui qui n’a pu jusqu’ici rentrer dans les terres occidentales. Ce que j’ai pu voir, en revanche, c’est la souffrance et la peur d’un frère qui reçoit l’affreuse nouvelle.

«Votre frère a quitté l’Erythrée en direction de la Lybie où il a été arrêté».

Le voici prisonnier entre quatre murs, au-delà des frontières qui se devaient de le protéger et ne le faisaient plus, sans argent ni repères, parfois sans espoir. Au-delà de ce qu’il connaissait. Plus aucune appartenance, étranger en tout lieu. Puis-je ne serait-ce qu’imaginer ce que l’on ressent? Oserais-je seulement en parler sans ressentir ce sentiment d’hypocrisie qui me fait encore hésiter? Il le faut. La voix est l’unique chose qui traverse les murs des prisons, et la mienne, blanche et suisse, sera tristement plus écoutée que la leur.

Ange Violent

«Le montant de la rançon s’élève à 4000 euros».

Mes poils se dressent et ma respiration s’accélère alors que je tapote ironiquement cette phrase sur mon clavier. Comment un frère désemparé luttant chaque jour, ne ménageant pas ses efforts pour réussir à s’intégrer dans une société qui ne veut qu’à moitié de lui doit-il se démener pour récolter cette somme dont il n’a lui-même jamais osé rêver? Aucun humain bien constitué ne refuserait d’aider son prochain dans une situation aussi barbare. (C’est ce que je croyais avant d’avoir plusieurs fois la preuve que l’humain n’est pas toujours humain…)

Alors on se mobilise, on demande de l’aide et on met de côté sa dignité, on fait des pieds et des mains pour rassembler l’argent nécessaire mais incertain. Qui peut affirmer qu’iels le laisseront sortir là-bas? Comment le saura-t-on? Et s’il sort, où ira-t-il? Quels sorts lui réserve-t-on?

Sans nouvelles, sans un moyen de savoir si son frère est encore… en vie… s’il vit encore… s’il est encore vivant… cette phrase résonne comme le bruit strident de couverts dans une assiette en porcelaine.

Vivre? Le mot est-il encore valable?

Imaginez ne serait-ce que l’once de l’horreur que le jeune réfugié ressent. Imaginez ce que son frère subit si tant est qu’il nous soit possible, à nous bien lotis, de nous le représenter. En couleur peut-être? Noir, noir, noir et NOIR. Une réalité plus noire que la marée, que le charbon, que le cœur de celleux qui l’ont provoquée, détonée.

A l’instar d’une bombe géante puante et sanguinolente.

Un appel qui rassure, un court instant.

«Votre frère a été libéré, il a embarqué sur un bateau pour l’Europe».

Totale incertitude, infime espoir. Un faible souffle qui ne précède que la tempête dévastatrice qui s’apprête à éclater.

«Le bateau a été rattrapé par les garde-côtes libyens, votre frère a été ramené en Lybie».

(aparte) J’en parle comme si ces personnes étaient traitées comme des animaux. C’est le cas. Iels l’ont vécu, l’ont raconté et défendu, oui parce qu’ici on leur demande quand même de justifier la raison de leur venue chez nous, et plusieurs fois. Et lorsque les versions de l’histoire ne correspondent pas dans les détails, on les prend pour des menteurs, et on remet leur récit en question. Parfois on les renvoie. Je ne sais pas vous, mais moi j’arrive bien à croire que quand on arrive dans un pays inconnu, qu’on ne parle pas la langue, qu’on a peut-être quitté ou vu mourir les membres de sa famille, les gens de son pays, et surtout qu’on sort à peine d’un périple abominable au cours duquel on a maintes fois risqué sa vie, on omet parfois quelques détails chronologiques, déniés ou excessivement enfouis au creux de l’âme livide qui a craint pour sa vie ou celle des autres.

Retour à la case prison. Cérébralement vêtu d’un fin drap troué. L’espoir prend une balle. Les journées sont longues en temps normal. Pour les deux frères, elles sont devenues interminables.

Et puis l’attente, encore. Cette attente qui ronge et provoque au jeune frère épouvanté cet inconsolable chagrin.

Pourquoi punir cet avide désir de sécurité? Personnellement, j’y ai eu droit sans le réclamer, pourquoi pas elleux? Et quand bien même iels parviendraient toustes à atteindre leur destination, rêvée ou salvatrice, de force ou de dernier recours, ne serait-elle pas aussi une sorte de prison? Là où iels pensaient être au bout de leur cauchemar, ne seront-iels pas limitées dans leurs actions et leurs choix, jugées, maltraitées parfois? Ne devront-iels pas continuer à se battre pour survivre, et reconstruire sans s’apitoyer une existence tout entière?

De prison à prison en passant par la prison, qu’y a-t-il de juste là-dedans?

La prison pour rétablir de l’ordre? Et si on mettait l’ordre autrement? “Prions.”

Oui mais non. Agissons!

“Vous chanceuses, moins malheureuses, aisées, moyennées, peinées ou blessées, que sais-je,

Faisons tomber les murs de nos terres et nos pensées.

Ouvrons nos esprits endormis, nos coeurs épris de passions controversées

Et nos frontières trop surveillées.”

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J’ai retrouvé sans peine l’endroit de nos haltes, tant il demeure inscrit au plus profond de ma mémoire. Je crois que je pourrais fermer les yeux et, sans même tâtonner, m’y diriger tout droit.

Raphaël Aubert, Sous les arbres et au bord du fleuve & autres récits. 2021.

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