Que peut-on espérer apprendre du morceau Bande Organisée ? (Et plus généralement, du rap version 2020)

Chez l’intelligentsia bobo chic et dans moultes critiques féministes, le rap version 2020 a bien mauvaise réputation. Violence verbale et images de la violence, sexualisation de la femme et apologie de l’argent faisant s’enrichir des rappeur-euses accusées de n’être plus que de purs produits capitalistes, les critiques vont bon train. S’il en est que je partage, nous devons nous souvenir sans cesse que l’incompréhension et le rejet prennent souvent racine dans le désintérêt.

Donc aujourd’hui, zumba caféw, je retourne le paradigme et t’emmène à la découverte de Marseille avec la bande de rappeurs réunis par JUL sur le projet 13 Organisé. J’ai choisi  d’analyser quelques-unes des curiosités du morceau Bande Organisée, qui a atteint les deux-cent-quinze-mil-lions-de-vues-rien-que-sur-YouTube. Bourrée d’onomatopées et de vulgarités, marquée de détours argotiques, la route que nous allons emprunter débute sur la longue avenue du Prado à Marseille1. Le soleil brûlant du mois d’août cogne le béton. Un éclat reflété dans la bulle2 de l’audi RS4 du rappeur SCH vient fendre ma vision.

rapunchline.fr

Le Marseillais de vingt-sept ans paraît un peu remonté. Par chance pour mes recherches, il est d’humeur locace3. «Oui ma gâtée, grimpe dans la tchopp, j’fais zéro à cent en deux s’condes trois !» Touchée par l’appellation affectueuse lancée à mon adresse4, je me hisse donc dans la voiture (la «tchopp») gris nardo. Il m’explique alors qu’une ancienne connaissance tente de se lier avec lui. Pas dupe, il se souvient très bien que lorsqu’il «mettait des sept euros d’essence»5 cette personne ne l’avait jamais aidé.

Alors qu’on croise la personne en question sur l’avenue, mon conducteur s’exclame : «Tu veux nous faire la guerre ? Par Dieu, c’est B ! Ça prend ton Audi ça prend ta gadji ça prend ta CB ! » Heureusement que j’ai un décodeur6 : « c’est B », dans le jargon, c’est la version atrophiée de « C’est bizarre ». Audi, Carte Bancaire. Ok, et la « gadji » ? Si ce terme d’argot est aujourd’hui utilisé pour désigner une fille/femme, figure-toi qu’il s’agit à l’origine d’un adjectif de la langue romani, utilisé afin de qualifier toutes les personnes qui ne sont pas issues de la culture, de la philosophie, de la loi etc. du peuple Rom (c’est un peu leurs « Moldues » si tu veux bien).

Bon, notre cher SCH – qui est celle d’une livraison de kew7– et on tombe sur Kofs qui, apparemment ravi de croiser notre chemin, lance un « Wesh alors ma race ! Tranquille ou quoi ? » qui m’interpelle. Il existe plusieurs expressions « sanguines » dans la langue des rues ; « Le S » (pour « Le sang »), « Fraté », « Cousine », elles dénotent toutes une relation liée à un lien de sang, fictif biologiquement mais réel dans son sentiment. À l’angle droit dessiné par l’une des extrémités du Prado, on recroise ce « p’tit bâtard »8 à qui SCH a pris l’Audi, la CB et la gadji. Le type est tétanisé, oui, parce qu’SCH est « guitarisé »9.

Le vent dans les cheveux, on continue notre voyage en passant par la Canebière, une autre avenue connue de Marseille. Plus ancienne que le Prado, elle s’étire jusqu’au Vieux-Port, haut-lieu du commerce colonial en France durant la période . On prend alors à l’est durant une quinzaine de minutes et arrivons à Saint-Jean-Du-Désert, où nous attendent les fratés de cette bande très organisée que l’on suit aujourd’hui, j’ai nommés : JUL, Naps, Soso Maness, Elams, Solda et Houari.

Le quartier Saint-Jean-Du-Désert dévoile une longue histoire, liée à la culture dite chasséenne10 par la présence de réseaux productifs de faïences il y a quelques cinq-mille ans. C’est cette « zone », plus précisément la cité enclavée Louis-Loucheur (5e), qui a vu naître et grandir le rappeur JUL – instigateur du projet. Semi-assis sur un « scooter kité »11, le blond au corps trapu est le premier de la Bande Organisée à balancer un « puta » entre les « deux-trois » (taffes) qu’il « tire sur l’pét ».

La féministe-colère en moi s’agite et voudrait bien des explications quant à l’utilisation outrancière du mot « pute » comme insulte, ainsi que ses déclinaisons comme « fils de bar à tainp’ »12 ou « filha puta »13. Mais ici, je laisse mes accès militants de côté pour terminer le décorticage de la langue du rap marseillais. D’ailleurs, je suis curieuse de savoir pourquoi tant de mots sont en espagnol dans leurs couplets (JUL et Solda nous sortent des « Hasta luego » et des « Que pasa à la cabeza », Houari prévient que « Fumar mata » et Elams enjoint un coup d’état qui n’est que « la cuenta » à payer par les dirigeantes)

Je ne trouve pas grand-chose sur une influence particulière de l’espagnol à Marseille. Par contre, j’en apprends plus sur les vagues migratoires qui ont écumé sa côte. Au cours de la décennie 1970-80 par exemple, la ville commence à abriter des personnes issues en particulier de l’archipel des Comores ainsi que des régions jouxtant le fleuve Sénégal. Est-ce en raison de la présence comorienne que JUL utilise « mapesa » et non « euro » ou encore « moula » ?

Après ces détours historiques et culturels, on fait un saut à l’Orange Vélodrome où les gars se mettent à jongler et taper dans le ballon avec la ferveur marseillaise que l’on connait lorsqu’il s’agit de football. Je les vois faire belek14 aux bleus du coin de l’œil, alors que Soso Maness tente de capter mon attention avec une métaphore expliquant son ascension dans le rap game. Après l’avoir écouté, je croque une morse dans le tacos de JUL (heureusement aux falafels) et attrape au passage le Ricard que Soso offre à Poutine.

1Nommée ainsi en 1844 en raison de l’écho que font les 3400 mètres de longueur de cette promenade à celle de Madrid
2Le pare-brise d’une voiture ou moto
3Et pas lowcost mdr
4Un « gâté » de Marseille, c’est un câlin ; l’adjectif désigne une personne avec tendresse, comme nous dirions « mon chou » ou « ma douce » par exemple
5C’est-à-dire lorsqu’il faisait ses pleins au compte-goutte par manque d’argent
6Entre autres sources, Geniuslyrics.com merci beaucoup la fam’
7Argot pour cocaïne
8Notons ici que « bâtard » est une insulte et, à l’inverse des autres expressions sanguines, dénote la non-appartenance de l’individu au(x) groupe(s).
9La guitare symboliserait le fusil AK-47. Dans Bénéfices, SCH évoque ses rêves de gosse, par exemple celui de sortir de la pauvreté ou de pouvoir choisir un autre repas qu’un « thon catalane » ; son environnement et la pauvreté quasi-inhérente à son origine sociale lui font voir la violence, le deal, les rapports de force, comme maux nécessaires à la réalisation de ses rêves.
10Le Chasséen est ce complexe culturel (C. Lepère, 2012) définit par l’archéologie, datant du Néolithique moyen français (R. Riquet). Fun fact : il existe des échos entre cette culture et celle de Cortaillod (Suisse), dont on marque le début en 4500 av.J.-C. et la fin vers 3350 av.J.-C.
11« Kité » est le participe passé du verbe « kiter ». Dans l’argot, ça signifie « augmenter la puissance d’un véhicule en le bidouillant » (Wikipédia) on retrouve l’idée du kit, à assembler/monter.
12 et 13 5e couplet ; Soso Maness.
146e couplet ; Elams.[14] Faire belek, c’est faire attention. De l’arabe belec

0 comments
0 likes
Prev post: Plaisirs éruptifsNext post: Le mal du mâle

Leave a Reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

J’ai retrouvé sans peine l’endroit de nos haltes, tant il demeure inscrit au plus profond de ma mémoire. Je crois que je pourrais fermer les yeux et, sans même tâtonner, m’y diriger tout droit.

Raphaël Aubert, Sous les arbres et au bord du fleuve & autres récits. 2021.

Inscription à la e-lettre