Des éclats de cristaux

Au fond du val, vers la forêt, il reste des feuilles couleur feu et lave. Un abri d’ouate végétale colorée pour mieux faire face à. Je suis de retour ici, après cinq ans d’absence, à la recherche de réconfort ou bêtement de réponses. Le Jura légèrement enneigé fait le dos rond, les bosses freinent la progression du plateau et l’eau de fonte de la première neige fonce déjà dans les emposieux. La première stalactite de glace de la saison tremble au bord de l’avant-toit du chalet.

Un vent violent frappe les planches. La nuit arrive, mais le jour résiste encore avec ses rougeurs éparses dans les nuages moutonneux. La bise se renforce et secoue de plus en plus les chéneaux. Un sifflement continu traverse l’intérieur de la bâtisse. Les bourrasques s’étouffent quelques minutes dans un silence pesant. Elles repartent ensuite, plus féroces. La soupe à la farine bout déjà sur le réchaud. Les crépitements de la cheminée rythment le début de soirée. La suie recouvre mes chaussures puantes qui sèchent au bord du foyer. Je remets une bûche pour faire «comme si».

Les flammes effleurent les poils de mon bras. Je souffle pour plus de vigueur. L’odeur de grabons enfume l’espace. Sur la table arrondie de la cuisine, déjà, l’apéritif frugal attend: une saucisse de sanglier, de fines tranches de fromage et un verre de damassine. J’enlève le drap sur le siège en cuir près de la bibliothèque, m’enfonce et fixe la cour extérieure.

Léa hache encore le bois à côté du potager. Boum! Deux bûches giclent, s’entassent sur les autres. Boum! Deux autres se fissurent. Sa silhouette dessine une ombre noire et ensorcelante sur fond de crépuscule. Le ciel voyage vers l’anthracite et mon cœur nage vers elle. Mélange de puissance, de fermeté et d’assurance; elle coupe toujours juste. Le pompon de son bonnet saute à chaque coup. Comme un peu d’enfance qui subsiste dans ses gestes. Une certaine désinvolture dans l’action, une agilité qui déleste les mouvements. J’ouvre le journal. La crise climatique, la triste coupe du monde au Qatar, la guerre en Ukraine, la pénurie énergétique, l’extinction de masse des espèces et l’inflation. Je transpire soudain. Mon pied tapote nerveusement le plancher.

Depuis le salon, je fixe plusieurs minutes la fonte toujours plus rapide du pic de glace. Mes tempes s’agitent. Je peine à respirer. Je ne sais plus où regarder. Je me lève, tourne en rond, m’assied. Je cherche des mots pour expliquer tout ça, je l’avoue, j’ai besoin d’un peu de fraîcheur d’esprit. J’halète. Je me lève, remets une deuxième bûche dans le foyer, m’encouble dans les bottes sales. L’une tombe dans les braises. Je l’arrache hors du feu. Je me précipite vers la bibliothèque en chêne massif, je ferme les yeux, je parcours un étage et je prends un livre. Je l’ouvre.

«C’est ça la guerre: c’est quand Dieu est en retard sur la musique des hommes, quand Il n’arrive pas à démêler les fils de trop de destins à la fois.» Je lis sur la couverture.

David Diop

                 Frère d’âme

Un coup de tonnerre fait trembler le chalet. Le livre tombe au sol. Je m’écroule dans le siège. La soupe déborde. J’en renverse sur mes mains quand je les pose sur la table. La réalité me frappe comme un poignard gelé. Un premier éclair fracasse la nuit. Les lumières crépusculaires sont éteintes. Léa, où es-tu? Je tremble. Je cours à la fenêtre, me cogne le tibia contre la commode en hêtre. Boum ! Un objet s’écrase sur le toit. Le bois craque et vibre sous le vent plus violent. Une fissure se dessine au sommet du cône glacé.

Dehors, le grésil tombe en trombe. Il pétille comme des lumières fugaces dans les rayons lunaires. Cette fine couche blanchâtre recouvre tout, des bandes brunes surgissent en points humides. Je sue à grosses gouttes. L’agitation fragilise encore le glaçon. Je ferme les yeux, respire calmement. Je tente de retrouver mes esprits.

Fanny Blanchet

Nos chiens de traîneaux aboient, au loin, comme un écho, Léa m’appelle à côté d’eux. Ils veulent parcourir la forêt au creux du val. La glisse, elle, a pris la poussière dans la grange à côté du chalet. Les patins sont probablement rouillés. De toute façon, trop peu de neige est tombée aujourd’hui. J’imagine encore Léa à l’orée du bois, juste à l’entrée de la tourbière d’où elle me fait signe, comme une force mythologique. Je sors, sprinte vers les arbres en criant « ne pars pas !». Je m’écroule en sanglots, à mi-chemin, sur le sol boueux et humide. J’explose. Je reviens péniblement vers le chalet. Je m’assieds à la table mécaniquement, croque un bout de saucisson et boit le verre de damassine cul sec. J’encaisse le coup dans un soupir grave, l’absence vibre dans tout le corps et je crie à haute voix: «Pourquoi ce putain de cancer me l’a prise si tôt ?!» Mon timbre se brise. J’avale les dernières larmes. Je mâche une lamelle de fromage, me dirige vers le foyer et souffle sur les braises. Je tente de raviver des flammes tant bien que mal.

Le vent se calme. Je retourne une dernière fois sur le rebord de la fenêtre encore embrumée par mon retour d’outre-tombe. La fissure traverse maintenant les trois-quarts du glaçon. Je la fixe. Elle progresse. Il se décroche et éclate sur la dalle d’entrée. «C’est ça, voilà ma réponse, j’explose pour mieux éparpiller mes éclats de cristaux !» Ma respiration s’apaise enfin, j’épaissis la buée en soufflant sur la fenêtre. J’y dessine un cœur pour répondre à l’appel de Léa, venu tout droit de l’au-delà. Dans la ligne ainsi dégagée, j’aperçois nos chiens qui sautillent de joie. Au cœur du tourment, il y a toujours ce soulagement.

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J’ai retrouvé sans peine l’endroit de nos haltes, tant il demeure inscrit au plus profond de ma mémoire. Je crois que je pourrais fermer les yeux et, sans même tâtonner, m’y diriger tout droit.

Raphaël Aubert, Sous les arbres et au bord du fleuve & autres récits. 2021.

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