À mon paps,
C’est en réalité la petite brume de Jean-Pierre Rochat qui a motivé ce texte conçu pour rompre les clichés jaloux adressés par des petits merdeux.
Petite brume, c’est une tragédie moderne en une journée qui raconte la mise aux enchères du domaine agricole de Jean Grosjean, paysan dont la partenaire s’en est allée avec la moitié de la fortune, et à qui il ne reste à la fin du livre que la terre et les bouses et les souvenirs heureux mais révolus des temps passés. Autour de cette descente aux enfers se brosse le portrait d’un personnage brut et rebelle qui n’a pas froid aux yeux, ni à la langue. De quoi entrevoir quelques similitudes avec le langage franc et cru de son auteur. Une plume vraie qui ne craint pas la couleur des mots.
Entrée au collège.
Tout le monde se présente timidement et rougi derrière ses mains, jointes devant le visage. On se hâte, vite passer. Le tour du voisin, ça se rapproche…on est beaucoup, allez…il y en a d’autres après, mâcher ses phrases…vite, et de toute façon, personne ne se souviendra de ce premier tour de présentation.
– Et toi ?
– Je m’appelle Justine et j’habite à la ferme.
Se font entendre les rires moqueurs au fond de la classe.
Tiens, ça, c’est nouveau. Avant, iels semblaient toustes envier ses terrains de jeux interminables, les produits du terroir (plus proche on ne fait pas) et les douze chats, quatre chiens, cinquante vaches et deux mille poules qui miaulaient, couraient, paissaient et piaillaient aux alentours dans un joyeux brouhaha permanent. C’est vivant la vie à la ferme !
Je crois qu’elle a rougi aussi, un peu surprise de l’effet provoqué et du mouvement de foule qu’il avait engendré. Iels s’y étaient toustes mises. Il en suffit de peu. De deux apparemment. Ces deux-là surtout, au fond de la classe. Lui qui se balance sur sa chaise depuis l’arrivée de la prof et qui lui fait des pieds de nez quand elle écarte le regard après lui avoir dit de rester tranquille, et son acolyte la bouche pleine de bulles de chewing-gum qui souffle les résidus de sa mine de crayon sur sa voisine de devant qui n’a aucune idée. Se faire remarquer, on dit. Mais à l’époque on ne comprend pas bien. Avec le temps on trouve ça puéril et pathétique, avant on trouvait ça cool peut-être. Il a réussi à attirer l’œil de sa voisine de gauche. Il lui lance un “–Tu veux un chewing” ?, ce à quoi elle répond négativement de deux battements de cils.
La prof fait une remarque, l’air déjà un peu désespéré bien qu’elle ne doive rien laisser transparaître.
– Chut. On laisse parler les autres, vous avez eu votre tour.
Ces trois années de collège, de pression sociale souvent cruelle, de moqueries opportunes, de méchanceté gratuite mais aussi de bêtises mémorables, d’amitiés houleuses, de découverte de soi et aussi parfois de l’autre pour les moins égocentriques d’entre nous, de bonnes et de mauvaises notes, de punitions, de fausses comédies dramatiques, de rires, de pleurs et de construction ont passé sans trop d’encombres. Toujours ces deux mêmes tyrans leaders du groupe qui offrent aux plus discrètes une appartenance. Y a-t-il vraiment quelqu’un pour en vouloir aux pré-ados de faire les moutons à cet âge si bête. On est toustes plus ou moins influençables quand on devient adolescente. C’était donc tout un troupeau qui riait quand Justine rappelait qu’elle vivait à la campagne, entourée de paysages verdoyants, de collines chantantes, de forêts à perte de vue, d’un étang aux contrastes lumineux, d’animaux en liberté et d’une famille nombreuse et harmonieuse. C’est à s’y méprendre.
Justine ne voyait pas pourquoi elle aurait dû avoir honte d’habiter à la ferme. Finalement, et malgré elle, elle se gênait de le dire.
Elle avait vu son père passionné s’épanouir dans un travail acharné mais gratifiant depuis son plus jeune âge et s’était même surprise un peu d’avoir cessé de le rejoindre aux écuries lorsqu’elle rentrait de l’école comme elle avait adoré le faire auparavant. Normal. Nourrir les bêtes, donner le biberon aux petits veaux, et il la laissait même parfois conduire le tracteur dans les champs. Elle voyait en ce métier de la terre et de la nature les plus belles richesses que l’être humain avait pu recevoir soignées et choyées, parfois magnifiées combattues défiées. Elle voyait son père chaque matin de chaque jour de la semaine debout bien avant elle parce que les bêtes n’attendent pas, parce que lui non plus n’attend pas de les retrouver. Des printemps à semer des graines, des étés sous un soleil de plomb à tracer des sillons, à retourner des pans de terre, à rassembler les récoltes, des automnes à couper du bois pour se chauffer les hivers à son retour des écuries dans le noir sombre des fins d’après-midi froides. Et elle le voyait chaque jour heureux d’y être, d’y transpirer, de s’y blesser parfois, elle le voyait préoccupé de devoir s’en éloigner quelque temps lorsque sa mère faisait savoir son envie de vacances, elle le voyait fatigué le soir mais compris et respecté. Et surtout elle le voyait heureux, comme elle l’était aussi depuis toutes ces années.
La vie à la ferme, c’est parfois les pieds dans la merde, il faut le dire, les caprices météorologiques imprévisibles, les virus malvenus, les efforts physiques, les blessures, le froid, les finances, mais c’est bien trop peu à retenir (petits merdeux). Elle n’était pas née pour voir son père prendre racine dans ce lieu magique où elle a ensuite grandi elle aussi, mais elle l’a vu cultiver ses racines, s’enraciner de plus en plus et continuer à devenir ce grand chêne qui ne cesse de se fortifier et de s’embellir sans jamais courber une branche.
Les pieds parfois dans la merde pour avoir vue depuis le ciel. Les plus grands êtres sont ceux qui ont osé marcher pieds nus dans la terre pour gravir le tronc et atteindre la cime de l’arbre.
Son père était tout ça et elle en était fière, comme de sa campagne.
