Embarquer où j’veux quand j’veux

Alors que mon photographe vagabondait de trains en trains à travers l’Allemagne, de Dresde à Ham- bourg, je songeais à ce qu’il peut bien y avoir de plus doux que la dérivée constante de la pensée et du corps au rythme des à-coups des roues contre les rails brûlants, quelquefois interrompu par une gare pittoresque, sans kiosques ni banc,s et où l’odeur de la fumée de cigarette devient soudain vecteur de flâneries mentales.

La première chose à laquelle j’ai songé était qu’il serait chouette de partager avec toi quelques mots sur le voyage. Mais qu’en dire ? Le sujet est si vaste qu’on s’y perd vite ! Pourquoi voyage-t-on ? Par quels moyens ? À quels moments ?

Ah ! Le voyage !

Cet indispensable mouvement, ce déplacement nécessaire et volontaire, l’air d’ailleurs, la saveur de l’étant. De ceux que l’on ne connait pas encore, penchés à leurs fenêtres pour observer plus bas dehors la vie qui fait ses trucs. Des chatons noirs sur l’asphalte chaud de la ville grise. De cet air de vacances une fin d’après-midi en terrasse, un air de bachata comme un souffle de légèreté en arrière-fond, fai- sant danser de bas en haut de notre verre les petites bulles enjouées d’une boisson au goût d’été.

Lorsqu’on pense au voyage, on s’imagine tout de suite prendre un avion ou monter dans la voi- ture, engloutir les kilomètres et créer de la distance physique entre ce qui nous rappelle la per- sonne que nous sommes lorsqu’embourbés dans nos habitudes, enclavés dans nos lieux d’intimi- tés, nous oublions de savourer la présence d’un souffle tiède entre les branches d’un saule pleureur et d’écouter le frissoulis de nos trippes nous indiquant que, franchement, stagner dans l’habitude, c’est chiant.

C’est à cela que moi j’ai pensé, en tout cas. Mais le voyage et ses innombrables buts, ses insondables beautés d’étrangeté, il vaut peut-être mieux ouvrir un numéro d’ANIMAN (n’importe lequel, vraiment) pour en dé- couvrir quelques-uns et se laisser porter par le rêve qu’ils insinuent en nous. En conséquence, j’ai décidé de te parler d’un voyage que l’on effectue sans bouger – OK, les yeux, quand même – et qui pourtant nous laisse aussi des traces de souvenirs, des bribes d’instants que l’on aura pas vécu autrement que par l’imagination :

LA LECTURE

Hugo von Allmen

« Le récit de voyage permet d’imaginer un ailleurs plus beau et plus étonnant que le réel. L’exotisme, aujourd’hui, est plus que jamais un effet de l’imaginaire…. Dans ce voyage par procura-

tion, le lecteur s’identifie au narrateur, vit ses aventures et s’enrichit de son expérience par personne interposée. Le récit de voyage vient en somme compenser les désillu- sions d’un monde qui tend à s’uniformiser. »

Le récit de voyage. I. CINTRAT, L. COLLES, M. MASSAU, C. MATA BARREIRO, L. SOARES

À lui seul, le livre peut-être le moteur du seul engin qui nous permette de voyager sans nous déplacer.
Je sais que ça peut sembler utopique de croire que l’on aura vécu un voyage, senti les soubresauts d’un bateau en pleine mer et humecté nos lèvres des meilleurs rakis que propose Istanbul.
Pour ma part, je n’avais jamais senti une sensibilité particulière aux récits de
voyage avant deux livres bien différents…

Hugo von Allmen

Le premier ç’a été Vendredi, ou les limbes du Pacifique (1967) de Michel Tournier. Une révélation. Le livre nous projette dans l’intimité d’un homme que le des- tin a choisit d’abandonner sur les rives d’une île inhabitée.

Robinson Crusoé. Mais le vrai, l’humain pas le héros, la réalité pénible et féérique qu’il vit et non son mythe, trop mégalo. Cette lecture-là, je la conseille à tous-tes. Peu importe l’âge, peut importe la période de vie, il suffit d’une envie d’évasion. Imagine, une île certes familière à l’idée que l’on se fait d’une île déserte, mais une île vivante, un entre lacs de liens entre Robinson et lui-même, entre l’île et son pas- sager qu’elle guidera et accueillera au plus profond de ses entrailles, protectrice comme une mère mais aussi indomptable qu’une femme libre. Peut-être encore plus parce qu’il ne s’agit pas d’un récit de voyage vécu en réalité (qu’est-ce que donc que cette chose insondable que l’on appelle « réalité » de toute façon ?), Vendredi ou les limbes du Pacifique retourne complètement le cerveau et lui donne à imaginer des goûts, des odeurs, des ambiances et des émotions qu’aucun déplacement organisé ne permettrait. Ce bou- quin, c’est une nouvelle porte de perception et un renouveau du regard sur la relation au monde et à soi.

Terre Magnétique : les errances de Rapa Nui, l’île de Pâques (2007). Avec Terre Magnétique, on part sur du Glissant. Pour son auteur, comme sans majuscule. Comme « glissant » au sens propre. Attention Pipou, qu’on se comprenne : le style d’Edouard Glissant ne l’est pas du tout. Mais ses mots glissent, de différentes manières. À la première lecture de ce récit, peut-être ne saisi-t-on rien. C’est frénétique, ça nous parle d’une île avec tout des mots qui se bousculent (je concède remarquer à l’instant que les deux ouvrages dont je te parle situent l’histoire sur un morceau de terre détaché du gargantuesque continent. J’essaierai de varier le territoire des possibles dans le turfu). Dialogues, litanies, magie et histoire de l’île de Pâques en racontent les vérités, idéales ou avérées. Aux deuxième et troisième lectures et à toute celles qui suivront si l’on veut bien, on abandonnera le besoin de séparer le vrai du faux et se laissera porter par les vagues des mots de Glissant. Un peu faible pour se taper quasiment 39’000 km pour accoster à Rapa Nui, il a écrit les quelques 117 pages en étudiant depuis Paris l’histoire de l’île avec ce regard de poète-ethnographe chez lui si bien aiguisé et sur la base des lettres, de notes de voyage et d’enregistrements rapportés par la « vraie » voyageuse, Sylvie Séma. Terre Magnétique, c’est aussi une rencontre spéciale avec la pensée de l’auteur, peut-être moins abrupte que de se retrouver né à né avec elle pour la première fois dans sa poésie ou ses romans.

Tout ça me fait penser : on n’a pas besoin de se déplacer pour voyager, et même : on peut écrire l’ailleurs tout en restant là. C’est fou, tout ce que l’esprit peut édifier. Ils/Elles sont nombreux-ses, les auteur-e-s de récits de voyage. Oh, note que si tu es curieux de ce dont la vie a peu être pour un hippie français parti sur les routes d’Orient et d’Asie (de la défonce aussi) jusqu’à Katmandou, Flash ou le Grand Voyage de Charles Duchaussois est incroyable. Dur, mais incroyable.

Je m’arrête. À tout vite, TACHOSECARREE.

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J’ai retrouvé sans peine l’endroit de nos haltes, tant il demeure inscrit au plus profond de ma mémoire. Je crois que je pourrais fermer les yeux et, sans même tâtonner, m’y diriger tout droit.

Raphaël Aubert, Sous les arbres et au bord du fleuve & autres récits. 2021.

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