L’histoire culottée du vin nu

Léonie Pantillon

Je me trouve dans l’ambiance exquise que seules peuvent créer un plafond bleu nuit illuminé d’une pleine lune, les vapeurs d’un verre de vin à l’étrange robe orangée à portée de main, et la fumée d’une cigarette à moitié consumée dans le cendrier (vulgaire sous-pot en terre cuite abîmé). C’est l’été, saison durant laquelle j’affectionne particulièrement les vertiges de l’écriture grasse – celle qui se tourne vers l’extérieur, la chaleur, le mouvement, l’excitation… Un silence bien vivant m’enveloppe.

Si on excepte les dinomoustiques avec lesquels j’ai apparemment signé un contrat de bail début juin, l’atmosphère se prête bien à se raconter des histoires. Je jette un regard à mon verre de vin. Sa robe d’ambre trouble se laisse éclairer par cette grosse lune qui nous inspire la sainte crainte du mystère depuis si longtemps. C’est un vin nature ou, comme je préfère l’appeler, un vin « nu » (non, j’en n’ai pas fini avec le cul depuis le dernier numéro, oui ça me travaille de l’intérieur et d’ailleurs tu verras que je suis pas la seule à profiter de chaque occas’ pour rappeler que tout re-vient à ça, même la gnaule – d’ailleurs, avec « Enivrez-vous », on peut faire « nues-rez-vivo » et bien que ça ne veuille strictement rien dire, il y a vivo et nues et ça suffit à me ravir alors que c’est un jeu de mots de bas-étage…)

Mais revenons à ce délicieux vin nature, veux-tu ? Il y a deux ans, j’attendais un verre sur la terrasse de la meilleure pizzeria de Neuch’ lorsque le patron, un homme grandement généreux quoique plutôt petit, me servi un vin rouge à la robe si claire que j’y voyais à travers son rouge limpide. « C’est un vin nature, tu verras c’est spécial. » Pour être honnête, ma première gorgée ne me fit pas tomber en amour. Du tout. J’en resterai là longtemps, sans savoir ce que l’univers tramait tranquillement devant moi.

Quelques mois plus tard, je me suis faite engager dans ladite pizzeria où je finis par rencontrer Franz – il vient choper une jambon-champignon à emporter les vendredis soirs, ou alors se pose boire un coup vers nous. C’est lui qui a amené ces vins au patron, et de nouvelles bouteilles se sont ajoutées à la collection. Un soir, j’en regoûte avec lui et, mon coeur d’enfant curieuse (caché sous un titre de journaliste), me met à l’assaillir de questions. Et là, pfffshhhhh, je te jure, un voile d’ignorance s’est levé de mes yeux (de loin pas aussi fin que celui de la Joconde, crois-moi).

Peut-être que tu le sais déjà, peut-être sûrement même, mais dans les vins « conventionnels » et jusqu’aux vins sous labels bio, il y a une quantité vertigineuse d’additifs (ça s’appelle des intrants). Jusqu’à cinquante-six pour les bouteilles en conventionnel, et trente-neuf pour les vins bio (un poil marketing, non?). Si certains additifs ne sonnent pas plus méchamment que ceux qu’on trouve dans les paquets de chips1, d’autres m’ont foutu une déguille monstre : gomme de cellulose, colle de poisson, carboxyméthylcellulose2, BREF, des trucs aux noms peu rassurants. Mais !

Il y a une lumière au bout du tunnel pour celleux à qui ça fait quelque chose. Dans les vins en biodynamie, seule une infime quantité de sulfites est acceptée. Nada más. Selon la petite fiche du Naturiste, la composition des vins nus est encore plus drastiquement… nue : il n’y a rien d’ajouté. Rien que du jus de raison3. Et puis, il faut voir les extravagances que se permettent les vigneronnes ! Que ce soit par les étiquettes – un espace devenu lieu d’art et/ou de militantisme, comme le proposent le collectif des « putes féministes » Vins et volailles – ou à l’intérieur du flacon, avec des jus aux goûts complexes et inattendus, aux robes éclatantes allant du rouge profond au blanc en passant par le jaune, l’orange (hein?!) et, bien sûr, le rosé. Bon, je crois que t’as compris : moi, je suis plus que charmée.

J’espère que tu n’es pas fatiguée ?.. (Au pire, arme-toi d’un verre toi aussi, car l’histoire continue avec l’interview d’un duo engagé dans cette aventure page suivante).

1En même temps, les industrielles ont pris l’habitude de les notifier sous la forme d’E69, E666, E012 donc forcément notre système de défense s’active pas forcément. Un E, c’est plus doux qu’un achyxinotramvasybouffeetdonnetonfricpourtoncancerintestinal. Un E, ça fait penser à ElixirEnivre-moiEh toi je t’aimeEncore allez oui !, mais c’est un mensonge.
2Un truc qui, selon plusieurs études sur les bestioles qui nous servent de cobayes, altère la composition du microbiote intestinal, causant lors d’une ingestion régulière… au mieux une inflammation dudit appareil, au pire une maladie de Crohn ou une charmante « rectocolite hémorragique ». Fun, yeah ?
3Raisin*, mais je trouve le lapsus assez chouette pour le laisser imprimé.

Le Naturiste : ivresse d’une amitié passionnée

À Neuchâtel, nous avons Le Naturiste, dont Franz est justement l’un des cœurs créateurs. Avec Raph’ (l’inclassable proprio du Bain des Dames), ils sillonnent la France, la Suisse, et caetera… pour goûter à de bons vins tout nus (les vins, pas eux. Enfin, je crois!) et nous les ramener en terre ro-mande… Leur histoire transcende le temps de différentes manières, et j’avais à cœur de les laisser te la conter parce qu’il en découle une délicieuse viticovittacuriosita – une curiosité de la vie à travers la vigne, si tu veux bien.

La Chose Carrée: Alors, par où on commence ?

Raph: Eh bien, il faut remonter à notre enfance
Franz: Même avant en fait! C’est ça que je trouve drôle…
R: Oui, c’est vrai. Ç’a commencé par nos grand-mères, qui étaient voisines au Landeron. Deux Suisses allemandes dans un village romand, ne parlant pas du tout français (la mienne baragouinait une vingtaine de mots, pas plus). C’est comme ça que ç’a commencé. Mon grand-père allait faucher le jardin de sa grand-mère dont le mari était mort, ce qui lui permettait aussi d’avoir à manger pour ses lapins. Et un dimanche ici et là, ils en croquaient un ensemble. Bien plus tard, Franz est arrivé de Cincinnati. Jeunes, on se disait bonjour avec respect – nous connaissions l’histoire qui liait nos familles  bien sûr – mais j’étais un skateur-surfeur-windsurfeur et lui un hardeux à canettes de bières et longs cheveux. Ça ne semblait pas pouvoir coller.

LCC: Mais alors comment êtes-vous devenus amis alors que tout vous séparait à l’époque?

F: Nous nous sommes retrouvés à la Braderie de Bienne. Raph avait concocté un « fucking punch » (avec lequel il m’a bien saoûlé!) et m’a dit qu’il avait transformé une maison de la vieille ville du Landeron en atelier-galerie. J’y suis allé et on a commencé à passer nos soirées ensemble.
R: En fait, le déclencheur, c’est que j’ai arrêté le sport pour la fête! (rires)

Vingt-cinq ans après leurs retrouvailles et les prémisses de leur amitié, les deux loustics se regardent avec une jeunesse à peine touchée par quelques cheveux grisonnants. Ils me confient avoir découvert le vin nature chacun de leur côté. Pour Raph, c’était il y a plus de dix ans, en France…

R: Il y avait un petit bar à Sète où je descendais souvent. Il s’appelait « Les vins vivants ». C’était notre stamm, on y descendait trois ou quatre fois par année. C’est là que j’ai découvert le vin nature. Mon premier coup de cœur a été un Mylène Bru. Je me suis demandé quelle était cette bizarrerie… tu vois, il y a dix ans, le vin nature était en pleine expérimentation. On tombait sur des choses, je t’explique pas… Au fur et à mesure, j’y ai pris goût. Je me disais qu’il fallait que j’en serve au restau, mais c’était pas encore le moment pour moi.
F: De mon côté, c’était il y a une quinzaine d’années chez les précurseurs de Vin Libre (NE). Iels m’avaient filé ma première bouteille sans me dire que c’était du nature. Un P’tit piaf, dont le type m’avait simplement lancé «Tu verras, il pue du bec!». Je n’ai plus retrouvé de plaisir dans le vin pendant les quinze années suivantes… et c’est par hasard que j’en ai regoûté, à Lyon. Une bouteille Jean-Claude Lapalu. J’ai tellement kiffé que j’ai fait cinq ou six caves à vins en une journée pour trouver une bouteille! C’est là que j’ai compris qu’il existait tout un monde, grouillant de vie.

À ce moment-là, Franz commence à ramener quelques bouteilles en Suisse pour des potes.  Plus tard, il redescendra avec Raph pour goûter à un Beaujolais nouveau. Ça y est, le déclic a lieu : partager ce vin, « prendre notre paire de couilles et faire découvrir ça à Neuchâtel » comme le dit Raph, devient une quasi nécessité pour eux. Mais qu’y a-t-il donc de si spécial dans ce monde nu?

F: Les goûts! Un vrai goût terroir et des cépages… C’est comme goûter pour la première fois à une tomate « naturelle ». Psychédélique! Et puis le monde qui tourne autour du vin nature est plus fun, plus frais et inclusif, plus anarchique que ce monde rococo des Vieux Châteaux et médailles…
R: Je qualifierais ça de plus authentique, autant le vin que les gens. Plus honnête. À partir de là, forcément, ça nous attire vachement plus. Le contact, juste génial, alimente la passion. En vadrouille quand tu débarques, tu goûtes et tu craches, tu craches, tu craches, tu craches… les discussions vont au-delà de la politique et du superficiel. Les rencontres qui nous ont été offertes ont été juste splendides! Je pense au Domaine de Clos Liebau. Le type–un personnage tout doux, au monde complet–fait de la permaculture absolue: il cultive ses vignes en pergola et ses cochons dégustent  le raisin avec toutes les autres bêtes.

Si la plupart des gammes proposées au Naturiste sont françaises, Raph et Franz s’activent en Suisse où, lentement mais sûrement, une réelle culture du nu se fait…

F: Le but c’est d’avoir de plus en plus de vins de la région et de Suisse. Nous faisons un vrai travail avec le/la vigneronne pour qu’iel se lance à l’eau. Nous avons de la chance à Neuchâtel: il y a une conscience biodynamique plus vivante que partout ailleurs en Suisse.

Mais la réalité économique des vigneronnes ancre la peur de ne pas écouler les stocks. Petit à petit, pourtant, la libération se fait. Du côté des buveureuses, la curiosité est grande. Au Bain des Dames, Raph a opéré un virage net…

R: Il y en a toujours pour dire que « la cuisine et le lieux sont super, les vins dégueulasses ». C’est pour ça que j’avais peur, mais il faut prendre le temps. Celui d’expliquer le vin nu et de bien le carafer. La gestion de cave devient un travail pointilleux mais le résultat est top, et ça amène aussi une clientèle avec laquelle l’échange prend une autre envergure.

Quel vin pour toi, Raph? Le Sauvignon d’Elodie Kuntzer! (Domaine Saint-Sébaste) Pour la petite histoire, on l’avait dégusté avec le patriarche qui s’était ouvertement demandé pourquoi il s’embêtait à faire du Sauvignon alors que celui de sa fille est meilleur. La macération est légère, pas exagérée… Tout en finesse et très bien fait.
Et toi Frantz? Moi, j’ai toujours eu de la peine avec les vins suisses. Les chasselas et pinot noirs, ce n’est pas vraiment mon dada. Mon premier amour reste le Gamay. J’aime celui de David Large parce que c’est un couple d’amoureux·euse de la vigne avec lequel je me sens très en phase; iels incluent leurs passions–art, culture et écriture-dans leur métier et se font plaisir.

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J’ai retrouvé sans peine l’endroit de nos haltes, tant il demeure inscrit au plus profond de ma mémoire. Je crois que je pourrais fermer les yeux et, sans même tâtonner, m’y diriger tout droit.

Raphaël Aubert, Sous les arbres et au bord du fleuve & autres récits. 2021.

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