La créolisation en action à La Réunion

«Une fenêtre sur nos défis et chances dans un monde en globalisation»

Fragmentée à sa base, essentiellement diversifiée, l’île de la Réunion et sa population constituent l’une des sociétés créoles de notre monde.

Pourtant, dire « société créole », c’est déjà généraliser. S’amoncellent dans l’esprit les stéréotypes qui nous font voir ces territoires insulaires « comme dans les tableaux du Douanier Rousseau » pour paraphraser (avec un brin d’ironie) la Compagnie Créole. Pour l’occidental.e moyen.ne, souvent, les images de la créolité sont celles de peuples multiethniques réunis par la diversité même de leurs ascendances et pratiques culturelles.

De pair avec cette image, celle d’une nature sauvage, d’un exotisme aux saveurs de mangue et d’épices.

Au niveau de l’imaginaire commun, on a en occident tendance à idéaliser niaisement l’ailleurs, qui porte en lui la découverte, l’aventure et l’exotisme dès les premiers récits d’explorateur.trices.s et aujourd’hui via nos e-friends et autres agences de voyage/pub. Si l’on ne saura jamais sans être créole ce que cela veut vraiment dire, il y a des questions que la Réunion, de par sa complexité née d’entrelacs de cultures, de sangs, de croyances et de cuisines, parvient à poser à tout un chacun sur l’individualité, l’identité et le vivre ensemble. J’aimerais t’emmener faire un détour du côté de l’histoire de cet espace volcanique pour mieux aborder le reste ensuite.

Lorsqu’elle n’était encore qu’un anonyme bout de terre au milieu de l’océan indien (jusque dans les eaux de 1710-1790), l’île de la Réunion ne connaissait pas l’Homme. Il n’y a donc aucun passé humain précolonial. Les premiers habitants furent les explorateurs français, qui firent venir, pas trop après eux car seul, on sait bien ce qu’un colon devient (et si tu ne sais pas je ne te soufflerai rien, il vaut mieux rester vierge de ressentiments même s’ils sont justifiés), des esclaves de Madagascar et du Mozambique.

Après avoir été une société de plantation (culture du café puis de la canne à sucre) où le colonialisme imposait sa hiérarchie et étouffait les pratiques culturelles des esclaves, 1848 sonne l’abolition de l’esclavage et l’arrivée, au compte goutte, d’autres populations. Les grandes « communautés » de la Réunion aujourd’hui, ce sont les « Cafres », descendant.e.s d’esclaves africain.e.s, il y a également les métropolitain.e.s installé.e.s à la Réunion désigné.e.s par le terme « Zoreilles » – à l’abolition de l’esclavage, certains colons ont pu garder un statut social et économique bien placé ; ce sont les « Gros blancs ». À l’inverse, une partie d’entre eux/elles migre vers les hauts de l’île rocailleuse, et se voit obligée de travailler. Cette population blanche est paupérisée, ce sont les « Petits blancs ». Les personnes originaires de Madagascar sont « Malgaches », les « Chinois »… bha… je te laisse deviner ! Et finalement, le terme « Zarabes » nomme les indien.ne.s musulman.e.s, et « Mal(a)bars » les hindouistes.

Et les « créoles » dans tout ça ? Tu l’auras deviné, ils/elles sont né.e.s des métissages entre ces populations. Aujourd’hui, ils/elles représentent 40% de la population à la Réunion. Ce qui nous pousse à parler de société créole, pourtant, ce n’est pas seulement cette créolisation « biologique », ce métissage, mais aussi les créolisa- tions culturelle et linguistique. Et là, on touche au cœur du propos : la créolisation. Au fil de questionnements, de lectures et discussions autour du colonialisme et de ses conséquences j’ai fini par tomber nez à nez avec le mouvement intellectuel et artistique de la « négritude » ( malheureusement j’ai pas énorme de place ici pour en parler, peut-être un prochain numéro ? Si tu ne peux pas attendre cherche autour de toi ou chez Ecosia/Payot).

Rien à voir avec la Réunion me direz-vous. Peut-être pas à première vue. En effet, le mouvement naît aux An- tilles avec Aimé Césaire (Cahier d’un retour au pays natal, à lire et relire !) avant que d’autres auteurs (Frantz Fanon, Leopold Senghor) ne prennent le relais à leur façon. Mais alors que l’on continue de creuser, un philo- sophe-poète poursuit la réflexion, en en déplaçant aussi quelque peu le sujet. Et il commence à rendre belle et légitime dans son humanité non pas seulement la peau noire, pas seulement non plus l’origine africaine, mais également la « créolité » – bien sûr des auteur.e.s de la négritude ont parlé au nom de tous les oppressés, de toutes les opprimées… mais disons que l’auteur part de cette « créolitude ». Je t’en avais déjà parlé dans l’éd. une, il s’agit d’Edouard Glissant.

Selon ses propres mots, « la créolisation, c’est un métissage d’arts, ou de langages qui produit de l’inattendu. C’est une façon de se transformer de façon continue sans se perdre. C’est un espace où la dispersion permet de se rassembler, où les chocs de culture, la disharmonie, le désordre, l’interférence deviennent créateurs. C’est la création d’une culture ouverte et inextricable, qui bouscule l’uniformisation par les grandes centrales média- tiques et artistiques. Elle se fait dans tous les domaines, musiques, arts plastiques, littérature, cinéma, cuisine, à une allure vertigineuse… » (Le Monde ; 2011)

Et si l’on prend l’exemple du Maloya, ce style musical qui fait aujourd’hui partie intégrante de « la » culture réunionnaise, il était à la base un chant d’esclaves africain.e.s qui célébrait les ancêtres et se moquait des colons. Par la suite, il s’est enrichit de rythmes et de manières de chanter hindoues, d’instruments traditionnels… et les artistes qui perpétuent la tradition du Maloya continuent de le créoliser en y intégrant des styles comme le slam ou le rap, ou des instruments qui n’en faisaient auparavant pas partie (djembé, synthé, batterie…). C’est donc cela, le processus de créolisation glissantienne? En gros oui. Car qui aurait pu s’attendre à ce qu’un chant d’esclaves mute de telle manière ? Avec de tels apports ? Et cela vaut pour d’autres éléments culturels ou reli- gieux. Le créole réunionnais est basé sur un lexique français, mais il s’est transformé sans que l’on ne s’y attende par des apports de malgache, de tamoul et d’autres créoles (indiens) basés sur le portugais. Les résultats sont inattendus, comme l’explique Glissant lorsqu’il parle de « sa » créolisation.

Hugo von Allmen

Cependant il règne aujourd’hui encore à la Réunion une fragmentation entre communautés (un racisme « dissimulé » (Zinfo974 ; 2014), une stigmatisation des descendant.e.s des oppresseurs colons assimilé.e.s aujourd’hui aux Gros Blancs et aux Zoreilles, ou des Comorien.ne.s plus récemment venu.e.s) et une mainmise sur le système économique, culturel et institutionnel par la France (oui puisque même à des milliers de kil. c’est une éducation, une langue, une patrie). On ne peut envisager la créolisation idéale (utopique ?) de Glissant et d’autres (Chamoiseau par exemple) sans parler, pour le cas de la Réunion au moins, d’ « acculturation » et de « réinvention culturelle » également (Ghasarian ; 2002). Ce regard est anthropologique plus que philosophique.

En effet, les éléments de la culture réunionnaise ne sont pas uniquement constitués de la multitude de nouveautés issues des rencontres, mais elle se trouve 1) imprégnée de la culture française (c’est l’accultu- ration des habitant.e.s à la culture française) dont les valeurs et la langue sont transmises par l’institution scolaire, 2) en processus de réappropriation et de reformulation des pratiques, valeurs, normes culturelles (ça c’est la « réinvention culturelle »). En s’éloignant du regard anthropologique, objectif, et en nous plon- geant dans les textes d’Edouard Glissant « nous », indigènes occidentaux.ales inséré.e.s dans un système capitaliste et patriarcal pouvons extirper une théorie du vivre ensemble avec la diversité grâce à l’île de La Réunion.

(Nous nous devons ici, pour expliciter le propos, de prendre position, mais tu sais que toute remarque, toute objection ou approbation, le moindre ajout à cette réflexion, est bienvenu et sera entendu, partagé peut-être, même s’il n’est pas intégré).

Notre « univers mental », aujourd’hui semble plus que jamais auparavant dans l’histoire de l’homme fait d’images et de débats du « Tout-monde » (Glissant ; 1997). La globalisation nous amène au contact d’autres pratiques, conceptions, valeurs, idéologies. Là où les discours nationalistes utilisent les traditions et les valeurs fondatrices de l’état nation pour formuler une idéologie où l’autre (aka l’étranger.ère aka l’immigré.e,…) est perçue comme une menace pour l’essence de la patrie, l’île de La Réunion vue par le prisme de la pensée de Glissant nous prouve non seulement que l’identité d’une nation ne peut pas être imposée à des populations par l’oppression, mais également que l’unité peut surgir d’altérités.

« La France est en passe de devenir une société multiculturelle et ce n’est pas sa vocation. Elle ne saura rester elle-même que si les nouveaux venus acceptent d’être les héritiers de sa culture et de son histoire. » A. Finkelkraut

Alors, aux Finkelkraut et aux Zemmour, à celles/ceux pour qui l’identité trouve source dans une essence pure, unique, qui nous parlent d’un dangereux multiculturalisme, je dis que c’est nier l’existence de toute la population réunionnaise et de tant d’autres créoles, ainsi que nier notre capacité d’homme à bâtir sur la différence et l’altérité. Ce ne sont pas les frontières qui nous protègent, pas plus que cette identité com- mune qu’ils/elles osent penser être autre chose que l’humanité même. Ce qui nous protège, c’est la même chose que ce qui nous rend vulnérable : notre regard sur l’altérité. Car être en contact avec « l’étranger. ère » – que l’Occident est allé chercher! Qu’il a créé! Qu’aujourd’hui, encore, il exploite et infantilise en le soumettant à une économie, à une histoire ou à des idées d’universalisme périmées – ne doit pas signifier se perdre !

Le premier miroir c’est toujours l’autre ; lorsque je rencontre l’altérité, je rencontre ma différence. Me fait- elle mal au point que je ne puisse l’accepter ? Me donne-t-elle honte à ce point-là ?

Les différences culturelles, ethniques ou encore linguistique qui se sont retrouvées à La Réunion n’ont pas toutes trouvé le refuge idéal de la créolisation. Certaines se sont retournées en elles-mêmes, se sont tues, certaines autres se sont oubliées, et il y en a qui, flexibles, ont intégré, muté, évolué. Nous ne sommes pas absorbés par l’intensité du regard de l’autre tant que nous savons affirmer que nos oppositions, nos diffé- rences de culte et de pratiques, nos richesses individuelles et communautaires, sans vouloir que celles-ci ne prennent pouvoir. Que ces raisonnements semblent simplets ou faciles, utopiques ou irrationnels, peu importe. Si les réunionnais.e.s aujourd’hui n’abandonnent pas l’envie de faire peuple ensemble, c’est qu’il y a « ici » aussi la possibilité d’oser ouvrir les bras à celles et ceux qui ne nous ressemblent pas. Tant que l’on se respecte, et si l’on est prêt.e.s à abandonner l’angoisse de n’être plus soi face à l’autre.

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J’ai retrouvé sans peine l’endroit de nos haltes, tant il demeure inscrit au plus profond de ma mémoire. Je crois que je pourrais fermer les yeux et, sans même tâtonner, m’y diriger tout droit.

Raphaël Aubert, Sous les arbres et au bord du fleuve & autres récits. 2021.

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