Un rêve orangé

Nina Laneve

On ne savait plus vraiment depuis combien de temps nous roulions, mais la voiture avançait seule, d’elle-même. Hélène ne la conduisait même plus, c’était l’avantage de ces nouveaux modèles, il suffisait d’enclencher un bouton pour que le pilote automatique gère tout le système. C’était évidemment sans danger, tous les véhicules utilisaient cette fonctionnalité. Il était encore possible de prendre soi-même le volant mais tout le confort du voyage s’en trouvait ainsi diminué. L’intérieur n’était pas grand mais il avait suffisamment de place pour installer quelques accessoires et disposer de boissons. Une grande vitre protégeait l’avant, filtrant les rayons lumineux selon les envies. Il était ainsi possible d’accentuer un peu la luminosité ou au contraire de créer des effets colorés. Hélène avait choisi une teinte légèrement orangée, ce qui nous plongeait dans un halo coloré chaleureux. Il fallait dire que dehors, le Soleil couchant nous regardait de pleine face. Je me demandais d’ailleurs si la teinture désirée était nécessaire mais cela plaisait à Hélène alors je ne dis rien. J’avais pu choisir la musique et lui proposai un artiste qui maniait des pianos et des guitares synthétiques avec une délicatesse rare. Les sons électroniques rythmés de manière continue forçaient l’ambiance et si je n’avais pas été là pour la vivre, j’aurais tout aussi pu l’imaginer comme dans un rêve. Hélène souriait en regardant au-dehors. Nous longions une côte et voir l’océan était pour nous un événement rare. La route n’était pas très sinueuse ce qui nous donnait tout loisir d’admirer les vagues se heurter inlassablement à cette roche qui nous supportait. L’écume montait jusqu’à nous et j’avais réglé la voiture pour qu’elle ne filtre que cette étrange odeur, nous caressant dès lors les narines. Le sel implacable venait chatouiller nos nez et en m’étirant un peu, je ne pus que concéder un léger reniflement qui n’échappa pas à Hélène.

– Tu as besoin d’un mouchoir? me dit-elle légèrement en rigolant.

– Non, c’est juste le Soleil dans les yeux et l’océan dans le nez, rien de spécial, rétorquai-je en souriant.

– Si jamais il y en a dans le compartiment vers ta droite, ajouta-t-elle avant de reporter son attention vers l’extérieur.

– Dis-moi, je me posais la question en regardant les vagues. Tu penses qu’on est en train de rêver? lui demandai-je un peu bizarrement.

La question m’était venue à l’esprit soudainement bien que je sentisse qu’elle me trottait dans la tête depuis quelques instants. Nous étions dans cette voiture, sur cette route, mais j’avais oublié d’où nous étions partis et où nous allions. Le véhicule avançait inlassablement et la route semblait ne jamais changer. Cette longue côte s’étendait aussi loin que l’horizon le pouvait et rien ne venait couper le regard. La sensation que nous allions rester là indéfiniment fit s’accélérer mon rythme cardiaque et je me relevai sur mon siège. Hélène ne bougea pas vraiment, elle me regardait plus intensément.

– C’est une étrange question, et je pourrais y répondre mais je ne préfère pas. Tu ne veux pas simplement profiter du moment avec moi? dit-elle.

Elle n’avait pas pour habitude d’être si mystérieuse et je ne savais pas trop comment agir. Je lui pris la main et finalement l’incroyable décor qui défilait sous mes yeux eut raison de mes questions durant un bon moment. Tout semblait si paisible et calme, et Hélène si apaisée. Mais il semblait que quelque chose n’allait pas. Nous n’avions croisé aucune autre voiture et la route continuait, toujours. Le Soleil semblait lui aussi ne jamais se coucher. Il était là, devant nous, et cela faisait maintenant plusieurs heures que rien n’avait bougé. Il aurait dû faire nuit.

– Hélène ? Pourquoi le Soleil ne s’est-il pas encore couché? demandai-je. Elle fut surprise, elle détacha son regard de la vitre pour se tourner vers moi.

– Je n’en sais rien. Enfin si, mais je ne sais pas si tu veux le savoir. Je pensais que cela prendrait plus de temps avant que tu ne t’en rendes compte, dit-elle en fronçant légèrement les sourcils mais en gardant un sourire taquin. Bizarrement, je ne sais même pas combien de temps cela fait que nous sommes ici. 

– Je ne comprends vraiment pas de quoi tu me parles. Qu’est-ce qu’il se passe Hélène? J’ai l’impression que tout est… faux. Ou diffus, comme si la réalité qui se présentait à moi n’était pas assez vraie pour que je l’accepte ainsi. Où sommes-nous?». Elle rit.

– Tu es vraiment drôle tu sais. Enfin tu me fais rire, c’est l’important. Je vais répondre à tes questions et même plus mais j’aimerais que tu ne m’interrompes pas. Plus vite nous aurons terminé, plus vite nous pourrons encore admirer ce paysage.» Hélène prit une inspiration, regarda un peu au dehors, et finalement se concentra sur moi. J’étais décontenancé par ses yeux qui, d’un coup, s’étaient plissés pour mieux saisir et peser chaque mot.

– Nous sommes… en vacances. Pour un bon moment. Non. Excuse-moi. Tu es simplement ailleurs, et moi je ne suis pas vraiment ici. Enfin si, d’une certaine manière, je suis là avec toi et je ne vais pas te quitter. Mais en vérité, nous sommes dans ta tête. Tout ce que tu vois est une projection, un mirage, un film. On m’avait dit qu’il était possible que tu t’en rendes compte mais pas aussi vite. J’imagine que c’est un bon signe, cela veut dire que tu n’es peut-être pas perdu. Tu es…inconscient. Et en ce moment dans un état où on ne sait pas si tu t’en sortiras ou non. Ton cerveau a subi de graves dommages.»

Mon rythme cardiaque commença à s’élever, j’avais les mains moites. Et en même temps, au fond de moi, je sentais que je n’étais pas tout à fait… moi.

– Nous avons donc décidé de venir te rendre visite… dans ta tête, dit-elle en souriant. Cela faisait un moment que je demandais aux médecins si c’était possible mais vu ton état, ils m’ont fait attendre. Et puis il y a quelques jours, ils ont semblé dire que la situation était stable pour faire un cérébro-transphasage. On branche quelques patchs neuronaux au bon endroit et le tour est joué. Ton cerveau crée alors automatiquement une boucle dans laquelle il se sent bien. Et je peux même te rejoindre, en me branchant à toi. C’est ce que nous avons fait, alors me voici, pour être avec toi ici et maintenant.»

Elle souriait encore mais je la sentais touchée. J’avais de la peine à tout assimiler mais je me sentais plus calme qu’avant. Elle ajouta : «Tu n’es pas encore tiré d’affaire mais au moins je peux te voir et te parler. Et puis, ce n’est pas tous les jours qu’on peut entrer dans la tête de quelqu’un, surtout pour y voir ce paysage. Ne le trouves-tu pas exceptionnel?»

Je ne dis d’abord rien, je n’avais pas le même regard amoureux qu’elle sur ce qui se déroulait au-delà de cette vitre. Mais visiblement, le film que je m’étais créé lui plaisait alors je fus au moins content de cela.

La route, toujours légèrement courbée, glissait sous la voiture. Du temps avait passé. Combien? Quelques secondes, quelques jours. Difficile de le dire. Ce que je savais c’est qu’Hélène était toujours là, à regarder par la fenêtre l’eau caresser les pierres. Fallait-il que je m’en contente? Ou était-ce préférable que je lui pose d’autres questions? Si elle n’était pas vraiment là, était-ce vraiment à elle que je m’adressais? Cela me sembla trop compliqué pour y répondre. Il était préférable que je continue juste à la regarder, elle, s’émerveillant de ce spectacle imaginaire. Elle dégageait une douceur qui me réconfortait et sa présence semblait me permettre de mieux digérer ce qu’il se passait. Peut-être était-ce bénéfique? Je l’espérais. Je vins mettre ma tête vers la sienne. Elle ne bougea pas, comme figée, comme absente. Peut-être n’était-elle pas tout le temps là, ou alors je l’imaginais, elle aussi? Qu’importe. La route continuait, toujours. Le Soleil, de son halo orange, se diffusait encore sur les vitres, et nous avancions, inlassablement. La musique, identique au début, prenait à chaque écoute une dimension différente de sorte qu’elle ne lassait jamais. Tout était calme. Comme dans un rêve. Peut-être avais-je envie de faire durer ce plaisir…

Elle habitait désormais en moi. La route pouvait continuer à jamais.

0 comments
1 like
Prev post: Des genres et au-delàNext post: Liaison polaire

Leave a Reply

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

J’ai retrouvé sans peine l’endroit de nos haltes, tant il demeure inscrit au plus profond de ma mémoire. Je crois que je pourrais fermer les yeux et, sans même tâtonner, m’y diriger tout droit.

Raphaël Aubert, Sous les arbres et au bord du fleuve & autres récits. 2021.

Inscription à la e-lettre